Anonymat

La semaine dernière, j’ai été confronté à deux reprises à des gestes de gentillesse anonymes.

Le premier était une grande carte postale, reproduisant le Jardin de Vétheuil de Claude Monet ; une lectrice qui signait Georgette, suivi de son nom et du nom de sa ville (en Suisse) me remerciait avec beaucoup de gentillesse de l’aide que lui avait apporté mon livre sur Les États d’âme. Mais elle ne me laissait pas son adresse.

Le second était une enveloppe posée sur la table où je venais de dédicacer mes livres, lors de la soirée de discussion avec Matthieu Ricard, le 8 novembre dernier. Je ne me suis aperçu de sa présence qu’une fois tout le monde reparti : elle était là, avec mon nom, toute prête à être oubliée. Elle contenait un CD et deux cartes postales de remerciements pour mes livres ; le CD était une compilation des morceaux de musique qui avaient accompagné depuis des années les états d’âme de cette lectrice discrète jusqu’à l’invisibilité. Là aussi, pas d’adresse, juste un prénom, Sandrine.

J’ai été à chaque fois touché par ces mots et ces gestes. Et ému par leur anonymat. Jusqu’à me sentir un peu mal à l’aise de ne pouvoir les remercier.

Je me suis demandé quelles étaient les sources de cet effacement : était-ce une sorte d’habitude de l’anonymat, un renoncement douloureux, un réflexe pris de ne pas déranger autrui ? Anonymes pour ne pas m’obliger à répondre et remercier ?

Ou une démarche de pleine humilité : juste remercier, sans attendre de retour. Une démarche de sagesse, dans la logique de l’oubli et de l’allègement de soi ? J’ai toujours été fasciné par cette démarche d’effacement de soi (dont je suis encore bien loin).

Alors je suis allé relire dans Imparfaits, libres et heureux le passage que j’avais consacré à ce vertige de l’abolition de soi (chapitre 44) :

“Lors d’une retraite que j’effectuais chez les bénédictins, je tombai un jour, dans la bibliothèque du monastère sur un drôle de livre. J’ai oublié son titre, cela devait être quelque chose comme « Cheminer vers Dieu » mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Par contre, je n’ai pas oublié son auteur : « Un moine chartreux ».

Pas de nom d’auteur ? Je tourne le livre dans tous les sens en me disant que je finirai bien par trouver quelques informations sur cet auteur si discret. Mais non, rien de plus. Alors, un petit vertige me saisit. Tout le monde se dit modeste, mais finalement personne ne l’est véritablement, ni jusqu’au bout. Même être et se montrer modeste peut nous flatter, comme le note avec ironie Jules Renard dans son Journal : « Je m’enorgueillis de ma modestie… » Personne, ou pas grand monde, n’est véritablement prêt à renoncer à toutes ces petites miettes d’estime de soi. Le moine qui avait écrit ce livre avait réussi, lui, à mettre à distance cette gratification sociale : avoir son nom sur une couverture de livre. Moi qui ais le sentiment peut-être erroné d’être plutôt modeste, j’avoue qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de publier un livre portant sur la couverture la seule mention : « un psychiatre », en lieu et place de nom d’auteur.

Je me suis alors assis dans la bibliothèque déserte et silencieuse, avec le livre entre les mains, et je me suis mis à rêver sur le geste du moine chartreux (sans doute l’ordre religieux chrétien qui a poussé le plus loin les règles de solitude et de silence). À imaginer qu’il n’y avait derrière ce geste aucun souci de mortification ou de punition d’un acte d’orgueil passé, mais plutôt une intention joyeuse. Un acte facile et simple, sans doute, pour quelqu’un qui avait atteint un stade inhabituel de sagesse et de renoncement. Et derrière cet acte, j’en étais sûr, l’attente malicieuse que le petit trouble provoqué sur le lecteur serait utile à ce dernier. Les meilleures leçons sont celles de l’exemple…“

Merci à Georgette et Sandrine pour la leçon.