Au cimetière

La dernière fois que je suis allé me recueillir seul sur la tombe de mon père, j’ai attentivement observé ce qui se passait dans ma tête.

Rien à voir avec la manière dont les choses se déroulent lorsque nous sommes plusieurs : il y a alors plus d’actions (mettre de l’eau pour les fleurs, nettoyer un peu la tombe) et de bavardages.

Lorsqu’on est tout seul, c’est bien différent. On est confronté à son monde intérieur. On a le temps de se regarder faire, de s’écouter penser, de s’observer ressentir.

Ce jour-là, je me suis d’abord aperçu que j’étais habité de vagues pensées et images qui allaient et venaient en désordre. Souvenirs d’enfance et souvenirs de sa fin de vie. Je ne m’accrochais à aucun, les laissant juste apparaître et disparaître. Tout en continuant d’être dans le moment présent, de regarder la tombe, d’avoir des pensées parasites, d’entendre les bruits de la vie autour de moi.

Puis j’ai eu envie de lui parler, de le saluer, de lui adresser des messages depuis ici-bas. Envie de reprendre un peu le contrôle sur ce désordre. Avec l’impression que les dernières fois que j’étais allé au cimetière, je n’avais pas vraiment « parlé » à mon père. Qu’il fallait que, au moins ce jour-là, je ne me contente pas de laisser vagabonder mon esprit en pensant à lui, mais que j’organise un peu le truc.

Alors je me suis centré sur de la gratitude, je l’ai remercié pour ce qu’il m’avait apporté : le goût de l’effort, le souci des autres, l’amour des livres, la prudence avec les plaintes. Remercié pour avoir travaillé dur afin de nous permettre, à mon frère et moi, de faire les études qu’il n’avait jamais pu faire. J’ai laissé ce sentiment de gratitude se répandre en moi. Je l’ai senti réchauffer ma poitrine, j’ai respiré un peu plus fort pour le diffuser et le répandre partout dans mon corps. Je suis resté quelques minutes en connexion avec mon père sur ce canal de gratitude. Je voyais les bons souvenirs écarter doucement les moins bons, se frayer une place au premier rang de ma mémoire et de mes émotions. Et je sentais qu’à ce moment, c’était la meilleure des attitudes.

J’avais aussi l’impression étrange qu’à cet instant je transmettais quelque chose à mon père. Et que cette transmission me remplissait moi aussi. Je ressentais physiquement ce que l’on dit souvent à propos des dons qui enrichissent et nourrissent la personne qui donne.

Puis doucement je suis revenu dans le cimetière. Je me suis remis à regarder la tombe, mon esprit a recommencé à vagabonder : sur les autres noms, ceux de mon grand-père, de ma grand-mère.

Je suis reparti tout doucement dans les allées, en regardant attentivement chaque stèle, en me sentant lié à tous les morts qui m’entouraient. Sentiment rassurant de continuité humaine. Je crois que c’est l’historien Philippe Ariès qui faisait démarrer la civilisation avec le culte rendu aux morts. À cet instant, j’en suis persuadé. Comment pourrions-nous vivre dans un monde où toute trace physique et tout souvenir des défunts aurait disparu ?

Illustration : les hommes s’habillaient volontiers comme ça, dans les années 1970.