“Je suis dans le monde, baby !”

J’aime bien que les détails du quotidien me bousculent, me forcent à réfléchir, à ressentir et à observer plus attentivement ma vie.

L’autre soir, mon épouse était absente et j’étais chargé de m’occuper du repas familial. Deux de nos filles étaient déjà revenues à la maison et me disaient vouloir manger pas trop tard : elles avaient faim et se levaient tôt le lendemain. Mais la troisième n’était pas encore là, restée sans doute travailler ou bavarder avec des copines (ou des copains…).

Je lui envoie alors un SMS pour savoir à quoi m’en tenir : « Nous dînons bientôt, tu es où ? » Quelques secondes plus tard, la réponse m’arrive : « Je suis dans le Monde, baby !!! » Un message tout à fait dans le genre de ma deuxième fille, qui aime bien la vie et l’humour.

Je ne suis pas pressé ni stressé ce soir-là, tranquille dans la cuisine. Alors, je prends le temps d’observer l’effet de son message ; car je ressens bien qu’il fait naître à mon esprit des états d’âme variés. En gros, je suis surtout amusé (à 70%) ; mais avec un petit zeste d’agacement lié à l’absence de réponse claire sur son horaire de retour (5%) ; et puis, je m’aperçois que je ressens aussi un fond de perplexité (25%). C’est ce dernier ingrédient qui m’intéresse à cet instant.

La perplexité, c’est ce ressenti d’indécision et d’incertitude face à une situation inédite, pour laquelle nous n’avons ni expérience ni habitude, et donc pas de réponse toute faite. Nous considérons donc souvent ce sentiment comme plutôt inconfortable. Mais si on y regarde de plus près, la perplexité est un état d’âme qui appartient à la famille de la surprise, donc sans tonalité agréable ou désagréable a priori. Nous devrions même, si nous étions des sages, aimer la perplexité, qui annonce la rencontre avec quelque chose de neuf.

C’est mon cas ce jour-là. Je suis de bonne humeur, j’ai du temps devant moi, la journée a été calme : alors, je suis content de me sentir perplexe, content de prendre le temps d’observer et de décrypter tranquillement ce que je ressens.

Et je prends alors la mesure de tout ce que véhicule le message de ma fille. Elle me dit en fait, en quelques mots drôles : « Papa, j’ai plus de 18 ans maintenant. Je veux profiter de la vie, courir le monde. La maison et les repas à l’heure, ce n’est plus au centre de mon univers, comme quand j’étais petite. Tout ça, c’est en train de changer gentiment. Je suis en train de devenir adulte, et toi de devenir un vieux papa sympa. C’est comme ça la vie, baby…»

Voilà ce que me dit son petit message. Ou voilà du moins ce que j’y lis. Et même si ma fille n’a pas eu conscience de me dire tout cela, je sais que c’est là, et que cette manière de me répondre en me chambrant gentiment est sa façon de me le rappeler.

Je souris tout seul dans la cuisine, au milieu des carottes et des casseroles. Plus de perplexité. Juste de la nostalgie et un bonheur calme. Tiens, un nouveau SMS. C’est la suite : « TKT. Je suis dans le métro, à la maison dans 10 mn. » Finalement, le Monde n’est pas si vaste ! Allez, vite, qu’est-ce que je vais faire à manger ce soir ?

PS : une version brève de ce billet a été publiée dans le magazine Psychologies du mois de mai 2014.

Illustration : une maman attendant le retour de ses enfants partis explorer le monde (photographie de Pierre Assouline).