Enfants et écrans
Première histoire, dans le train.
Une petite fille de 3-4 ans dessine, assise en face de ses parents. La mère a l’air énervée, il a dû y avoir un conflit ou un souci avant le départ ; en regardant par la fenêtre, elle écoute quelque chose sur son smartphone. Le papa consulte l’écran du sien. Du coup, la petite fille n’a plus personne à qui parler, alors elle se parle à elle-même : « Mon dessin, c’est la maman… Elle écoute ses écouteurs et elle est en colère, la maman… La maman, elle écoute ses écouteurs… Elle est pas contente… » Elle répète le tout plusieurs fois, en surveillant du coin de l’œil son père, pour voir si par hasard il va réagir.
Mais non, ça ne l’intéresse pas plus que ça, le papa. Ce qui se passe sur son téléphone le captive davantage. Au bout d’un moment, la petite fille se tait, elle a compris, et continue de dessiner en silence. Puis, au bout de 10 mn, le dialogue lui manque, tout de même. Alors elle se débrouille pour renverser ses affaires par terre, histoire de faire réagir ses parents. Plutôt se faire gronder que se faire ignorer…
Deuxième histoire, dans un parc public.
Un couple de grands-parents se promène avec deux petits-enfants. La grand-mère pousse le landau du plus jeune. Un petit garçon d’une dizaine d’années la suit. Et tout à la fin, le grand-père, plusieurs mètres derrière ; il marche tout en tripotant son téléphone. Du coup, il va plus lentement, et se fait régulièrement distancer.
Le petit garçon se retourne, l’air agacé, et fait demi-tour pour lui parler. Au moment où je les croise, j’entends ceci : « Papi, on avait dit : pas d’écrans pendant qu’on est en famille ! » Le papi bredouille vaguement quelque chose, sans lâcher des yeux son téléphone. Incroyable ! Que fait-il donc, un dimanche après-midi, à tripoter son engin de destruction relationnelle, qui puisse être plus précieux que la présence à son petit-fils ?
Le temps passé sur les écrans est forcément du temps volé à d’autres activités. Et dans nos vies personnelles, c’est souvent du temps volé au sommeil (le soir) et aux relations, familiales, amicales, ou occasionnelles (dans la journée). Sommes-nous bien lucides face à tout cela ? Si je regarde tout autour de moi, je ne le crois pas…
Mes deux histoires sont désolantes. Mais aussi réjouissantes. Désolant : parents et grands-parents stupidement asservis à leurs écrans. Réjouissant : les enfants qui auront vu les adultes amoindris et appauvris par leurs machines vont entretenir avec ces dernières un rapport bien plus méfiant et intelligent que leurs géniteurs, victimes du marketing des marchands d’écrans et d’infos (« vous êtes un humain diminué si vous n’êtes pas un humain connecté »), de leur conformisme (« tout le monde le fait ») et de leur paresse (« pas envie de contrôler mes impulsions »).
Allez les jeunes, on compte sur vous !
Illustration : C’est pourtant sympa de bavarder ensemble ! (du génial Saul Steinberg)
PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en octobre 2016.