Garder ou jeter ?
C’est compliqué de jeter des objets qui ont compté pour nous, ou qui pourraient encore servir. C’est compliqué parce que, dans l’évolution de notre espèce, nous avons très longtemps été des nomades, très longtemps vécu dans des environnements où les objets étaient rares et précieux, utiles à notre survie, et où l’on ne jetait rien. C’est pour cela que notre vieux cerveau freine volontiers, instinctivement, au moment de jeter.
Cela s’est encore aggravé lorsque les humains sont devenus sédentaires et que leurs nouvelles conditions de vie, dans des huttes et des maisons, leur ont permis de tout garder : d’abord les objets pratiques, pour la survie ; puis les objets esthétiques, pour le plaisir ; enfin, les objets ludiques, pour se distraire…
Et puis, troisième étape, tout est amplifié et chamboulé aujourd’hui, à notre époque ultra matérialiste et ultra consumériste, qui sur-fabrique, bien au-delà de nos besoins, des objets qu’elle nous incite à acheter, puis jeter, puis racheter encore, pour jeter encore, etc. Ça peut nous rendre fous, entre achats compulsifs et accumulations maladives.
En psychiatrie, certains de nos patients souffrent ainsi de syllogomanie : ils sont dans l’impossibilité de jeter les objets, notamment dans le trouble obsessionnel-compulsif, le TOC. Ces patients accumulateurs ont du mal à se débarrasser de tout : vieilles revues, vieux vêtements, mais aussi bocaux et bouteilles vides, etc. C’est-à-dire pas seulement des objets chargés de souvenirs personnels, mais tout ce qui ne s’auto-détruit pas ! J’avais même un jour rencontré un patient qui avait les moyens, et envisageait d’acheter un château, afin de disposer de suffisamment de pièces pour tout garder et ne rien jeter !
Sans en arriver là, on peut retrouver chez pas mal d’entre nous (dont je fais partie) des formes atténuées de cette syllogomanie : ah ! la difficulté à jeter tous les dessins que nous ont offerts nos enfants, année après année, la peine à se débarrasser de vêtements démodés qu’on aime bien, de la collection de disques qu’on n’écoute plus, des cadeaux qu’on nous a offert avec amour, etc.
En général, on stocke ça dans un placard, jusqu’au jour où la réalité nous rattrape et nous contraint. Par exemple, quand on doit déménager, et décider alors ce qui va dans les cartons et ce qui part à la poubelle ! Ou quand on doit voyager, et choisir de mettre dans sa valise seulement ce qui est essentiel. Ses souliers par exemple ; en voyage, ça peut servir…
Oui, lorsqu’on voyage souvent, on se pose régulièrement cette question : de quoi ai-je vraiment besoin, à part de mes chaussures ? Car le but n’est pas seulement d’enlever l’inutile (tout peut être utile) mais de ne garder que l’essentiel.
Hélas, lorsqu’on reste chez soi, la tentation est grande de ne pas réfléchir, et de tout garder, restant ainsi prisonnier du passé ou du futur.
Du passé, parce que ce n’est pas facile de se débarrasser d’objets qui racontent notre histoire, notre vie ; avant d’être un allègement, matériel et psychologique, jeter, c’est d’abord un déchirement.
Mais ne pas jeter a aussi à voir avec le futur : quel cerveau humain, au moment fatidique, n’a jamais eu cette pensée : « ça pourrait servir un jour… » Mais notre vie, bien sûr, se déroule au présent, et les souvenirs, tout comme les prévisions, doivent l’enrichir sans l’alourdir.
Il y a d’ailleurs, heureusement, tout un tas de solutions, lorsqu’on a du mal à se débarrasser des objets du passé : l’une s’appelle le don, pour les objets pouvant servir à d’autres ; l’autre s’appelle la dématérialisation. Je ne parle pas la dématérialisation numérique, mais de la psychologique : on jette les objets, on garde les souvenirs.
Et on se rappelle qu’un souvenir restera d’autant plus fort et vivant à notre esprit qu’on l’aura vécu en pleine conscience : en le savourant au lieu de le sur-photographier, par exemple. Et puis, on pense écologie : les souvenirs ont sur les objets de nombreux avantages : ils sont biodégradables, et embellissent avec le temps…
Et vous, vous jetez le cœur léger ?
Illustration : Moi, jeter un livre ? Jamais de la vie !
PS : ce texte reprend ma chronique du 7 mai 2019 sur France Inter dans l’émission Grand Bien Vous Fasse, d’Ali Rebeihi.