Je ne vous vois pas

Je donnais il y a quelques mois une conférence pour une association de personnes aveugles. Le public ne me voyait donc pas, à l’exception des quelques bénévoles et accompagnants. Je me sentais un peu embarrassé par mon privilège de voyant, gêné de pouvoir regarder des personnes qui ne le peuvent pas. Mais quelle intensité d’écoute ! Tout passe par la voix, quand on ne voit pas…

Après ma conférence et la lecture de quelques passages de mon dernier livre, vient le temps des échanges. De nombreux bras se lèvent dans la salle. Et les personnes gardent longtemps leur bras en l’air, calmement, sans tourner la tête ni gesticuler pour attirer l’attention des porteurs de micros : inutile, car elles ne les voient pas.

Puis, j’entends une voix sortir des hauts parleurs, et j’ai beau balayer la salle du regard, je ne trouve pas le visage qui me parle. Alors, bêtement, spontanément, je le dis : « Où êtes-vous, je ne vous vois pas ?! » Oups, un petit rire parcourt l’assistance, et je comprends ma gaffe : personne ne voit dans cette salle, mon vieux, alors oublie un peu tes habitudes de conférenciers pour voyants !

Du coup je m’excuse, inquiet d’avoir pu leur faire de la peine, et je décide de ne pas voir moi aussi : « OK, désolé, je vais fermer les yeux et juste écouter la question, après tout, c’est surtout ça qui compte ! »

De nouveau, de petits rires parcourent la salle, mais il me semble y entendre plus de connivence que de moquerie. Et j’écoute effectivement la question les yeux fermés : aucun problème, c’est même mieux pour moi, mon écoute est mieux centrée, moins distraite par le spectacle du public, je vais mieux à l’essentiel des attentes, je devine mieux l’informulé de la question.

Drôle d’expérience… J’étais à cheval au milieu de piétons, et grâce à une petite ruade du réel, me voici le cul par terre : c’est parfait.

Le reste de la soirée se passe doucement, il me semble le vivre au ralenti, comme dans un demi-rêve : les aveugles me semblent former une compagnie plus douce que celle des voyants, et mille et un petits détails me surprennent et me touchent. Un pot amical a été organisé à l’issue de la rencontre. Je découvre comment on se déplace d’un groupe à l’autre quand on ne voit pas, comment on se sert sur un plateau de petits fours, comment tout cela est à la fois compliqué et possible. Je découvre comment un handicap amène à déployer de l’intelligence et de l’humilité.

En repartant, touché et remué, je découvre un ciel couchant magnifique, à couper le souffle. Tous ces gens ne le verront pas… Dans la rue, des petits groupes s’éloignent, souvent des couples d’amis, bras dessus, bras dessous. Alors que j’enfile mon casque de scooter, j’aperçois deux silhouettes au loin, deux copines, marchant doucement en bavardant, se tenant le bras et balayant prudemment le trottoir devant elles. Lorsque je les dépasse, je m’aperçois qu’elles sont en train de rire. J’ai envie de m’arrêter pour les embrasser. Envie de leur faire au moins un petit signe de la main ; mais non, c’est bon, j’ai déjà donné dans le registre des gaffes de voyant ! Envie de m’arrêter aussi, tant elles sont belles à regarder marcher et sourire.

Comment peut-on ne pas aimer le genre humain ?

PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en septembre 2014.

Illustration : Vu dans une vitrine, par PRA.