Le cahier de classe


Il y a quelques années, ma plus jeune fille, alors au cours préparatoire, me raconte que la maîtresse a montré son cahier en exemple aux autres enfants de sa classe. Elle est bonne élève pour tout un tas de raisons : par anxiété (elle n’a pas envie d’être réprimandée), par empathie (elle ne veut pas faire de peine à sa maîtresse et ses parents), par plaisir d’apprendre (elle est curieuse). Bref, c’est comme ça, et elle estime n’avoir aucun mérite dans l’histoire.
D’où sa réaction au geste de la maîtresse : elle est à la fois flattée et embarrassée. « Tu comprends, ça va faire de la peine aux autres, ceux qui n’arrivent pas à bien tenir leur cahier. »
Elle m’a fait alors penser à ces lignes du poète Christian Bobin (dans son ouvrage avec le photographe Édouard Boubat : Donne-moi quelque chose qui ne meure pas) : « Je suis incapable de penser à une chose sans aussitôt faire venir son ombre à côté d’elle. Je ne peux, par exemple, réfléchir à la lecture sans penser à ceux qui n’y auront jamais accès… Les livres me font penser aux analphabètes. Et les photographies aux aveugles. » Et ses succès devaient le faire penser à ceux qui toujours échouent (ou croient échouer…).
C’est la richesse et la fragilité des mouvements de l’estime de soi chez les sensibles empathiques : dès que le bonheur ou la satisfaction pointent le bout de leur nez, alors surviennent aussitôt les ombres du malheur et des douleurs des autres. Chez eux, pas de risque d’emballement vers le narcissisme ou la béatitude…

Illustration : le magnifique livre de Bobin et Boubat, “Donne-moi quelque chose qui ne meure pas”.