Mauvais présage

Ça se passe un
samedi en fin d’après-midi, alors que je fais des courses dans Paris. Je viens
de garer mon scooter, et comme mon coffre est plein, je garde mon casque à la
main. Je suis un peu pressé, alors je traverse la rue trop vite, hors des
passages cloutés, en surveillant les voitures. 
Je me dépêche, et tout à coup mon casque m’échappe et roule au sol en
rebondissant.

Alors, le temps se
fige, se ralentit comme dans un film : tout à coup, je prends conscience
que je suis en danger, que je fais quelque chose d’idiot. Je continue de suivre
du regard mon casque qui roule, roule encore au sol, interminablement, sans
arrêter sa course. 


J’ai froid, une impression de mauvais présage dans la gorge,
un sentiment soudain de fragilité. Ma tête n’est pas dans le casque, mais si
j’avais un accident, ça ressemblerait à ça : boum, boum, le bruit du
casque cognant contre le bitume, sa trajectoire désordonnée et imprévisible.


Je relève la
tête : je suis en plein milieu de la rue, toute les voitures sont
arrêtées, les conducteurs et quelques passants me regardent, étonnés ;
personne ne klaxonne. Je dois avoir l’air totalement à l’Ouest, debout,
immobile, parmi les voitures, fixant un casque qui culbute sur le sol. L’air de
quelqu’un qui ne va pas bien dans sa tête, ou qui est perdu dans son monde
intérieur ; l’air d’un fou des villes. Du coup, personne ne rouspète. Pour
le moment, en tout cas. J’avance pour ramasser mon casque, qui a fini par
s’immobiliser. Je regagne le trottoir en remerciant d’un geste embarrassé les
automobilistes qui ne m’ont pas écrasé.


Je marche lentement
dans la rue. L’idée de mauvais présage me revient à l’esprit. Ce casque tombé
violemment au sol, inarrêtable, est-ce le présage d’un danger à venir, d’un
accident qui m’attend, bientôt, quelque part ? Je me sens inquiet, mal à
l’aise. Je ne cherche même pas à me raisonner, à me dire : « tu ne
vas tout de même pas te mettre à croire à ces sottises, à devenir
superstitieux ? » Non, je suis encore trop ému. Je me contente de bien
respirer, et de relever la tête, cherchant je ne sais quoi, au-dessus de moi.


Alors qu’il pleuvait
il y a encore 10 minutes, le ciel s’est ouvert. D’immenses pans lumineux de
bleu azur sont en train de prendre le pouvoir, et d’écarter le rideau gris terne
des nuages. Me voilà soulagé, sauvé par ce beau ciel du soir. Le mauvais
présage est effacé, annulé. Mes anges gardiens sont venus à mon secours, après
m’avoir donné une petite leçon. Ils m’ont parlé avec clarté : « C’est
bon pour cette fois. Mais souviens-toi et ne recommence pas ! » Oui,
oui, merci les amis, c’est très clair, j’ai bien compris, parfaitement compris.


Je m’assieds sur un
banc. Je redresse mon dos, ouvre mes épaules, ferme les yeux et souris
doucement. C’est si bon d’être vivant, à cet instant. C’est si bon de pouvoir
continuer à habiter ce monde encore quelque temps. Merci, merci la vie…





Illustration : un soleil levant, en automne, par Frédéric Richet.



PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazines en mai 2017.