Ne pas polluer avec les mots

Nous sommes tous aujourd’hui attentifs aux pollutions de notre environnement physique, qui peuvent atteindre l’air, l’eau, nos aliments, et menacer notre santé et notre intégrité. Nous commençons aussi à prendre conscience d’autres formes de pollution, celles de notre environnement sociologique, et qui menacent cette fois-ci la santé de nos esprits : ces polluants ont pour nom matérialisme, consumérisme, individualisme…

Il s’agit bien de pollution : les effets sont insidieux, cumulatifs, retardés, mais finissent tôt ou tard par altérer notre manière de penser, nous rendant égoïstes, impatients, nous éloignant des fondamentaux de ce qui fait notre équilibre. Et puis, il y a aussi des pollutions qui partent de nous, par exemple celle des mots.

Je ne parle pas ici des tics verbaux, comme ceux qui parfois consistent à polluer notre discours de « joncteurs » (tournures de liaison) inutiles, comme : Voilà, J’avoue, J’dis ça j’dis rien, Absolument… C’est juste agaçant, sans être toxique ; et puis, ça peut avoir l’avantage parfois d’aider quelques personnes à s’exprimer (même mal, diront les puristes).

Non, ce que j’évoque ici ce sont les paroles, plus ou moins intentionnelles, qui peuvent faire mal à autrui : critiques, vacheries et agressions. Quelles que soient nos motivations à tenir de tels propos, il y a une chose importante à nous rappeler : elles auront toujours un impact qui ira bien au-delà de l’échange en cours.

Bien sûr, ces paroles commenceront par blesser la personne en face de nous ; parfois, nous l’aurons voulu, parfois non. Mais il n’y a pas que cela : l’impact de ces mots sera durable, il y aura un effet de rémanence (on nomme ainsi la persistance d’un phénomène après disparition de sa cause). La personne qui aura été la cible de ces paroles intègrera une part de leur violence, et celle-ci se verra répercutée ou reproduite ensuite.

Soit la personne continuera de s’auto-agresser et de s’auto-dévaloriser (si par exemple elle nous admire ou accorde du crédit à nos propos), soit elle agressera des tiers qui n’y sont pour rien (ses proches, des collègues, des inconnus en travers de son chemin), soit elle méditera une riposte ou une vengeance. La violence aura contaminé toute une chaîne de personnes humaines, et il faudra du temps pour que ses traces et conséquences s’effacent. Les paroles agressives jetées dans une conversation polluent à leur manière, autant que des déchets balancés dans la nature.

Le poète Christian Bobin nous le rappelle : « Nous nous faisons beaucoup de tort les uns aux autres, et puis un jour nous mourons. » comment pouvons-nous oublier cela ? D’autant que la vie se charge de nous faire du mal : de la naissance à la mort, chaque humain rencontre bien assez de souffrance (maladies, accidents, deuils)…

Alors pourquoi en rajouter ? Pourquoi ne pas s’efforcer, de notre mieux, de ne pas mentir, ne pas mépriser, ne pas agresser, ne pas humilier ; s’efforcer de ne pas prononcer de paroles offensantes, méprisantes, même si nous avons été blessés nous-mêmes. Il ne s’agit pas de nous transformer en victimes, subissant toutes les violences des autres sans jamais riposter ; mais peu à peu apprendre à se défendre des violences sans être violent nous-même ; c’est presque toujours possible. Ne jamais renoncer à dire Non, ne jamais renoncer à Stop, mais le dire sans intention de faire mal. C’est le principe même des enseignements de la Communication non-violente, si simple dans ses principes, et si délicate à adopter comme habitude de vie relationnelle.

Finalement, la communication non violente, c’est un programme écologique. On ne jette pas ses sacs plastiques ou ses piles usées dans l’océan ou dans la forêt… Et on ne jette pas ses vacheries et ses méchancetés dans le circuit des liens humains…

Illustration : le moine Kuya, qui dispensait des paroles de sagesse, dans un temple de Kyoto (merci à Claire).



PS : cet article a été initialement publié en 2017 dans Kaizen au printemps 2017.