Palper les textiles


Il y a quelques semaines, j’étais invité à un colloque sur le toucher, le sens du toucher. Très intéressant, j’ai appris plein de choses. Et il y avait un atelier pratique étonnant : nous étions conduits par des guides aveugles dans une pièce, spécialement aménagée, où régnait le noir absolu : c’est-à-dire que même les deux yeux grand ouverts, il n’y avait absolument rien à voir (nous avions dû enlever nos montres et éteindre nos portables). Assez impressionnant de marcher comme ça, sans rien à se mettre dans les yeux…
À un moment, notre guide nous arrête autour d’une table, et nous fait toucher des objets pour expérimenter l’exploration par le toucher. Il s’agissait de tissus divers : doux ou rugueux, minces ou épais, tendres ou raides, etc. Nous devions les décrire. Et irrésistiblement, nous avions envie de les nommer.
Au lieu de simplement raconter ce que nous palpions (“c’est épais, un peu rugueux d’un côté, assez souple, etc.”) tout le monde essayait de nommer et de deviner : “c’est du cuir ! c’est du velours ! de la dentelle !” Manque d’habitude, certes ; et aussi mauvaise habitude : celle de cataloguer et de nommer au lieu de décrire.
Exactement comme lorsque nous sommes stressés ou abattus : au lieu de décrire ce qui se passe (“j’ai échoué à faire telle chose”) on saute directement à l’étiquetage (“je suis nul”, “c’est une catastrophe”). Au lieu d’en rester à ce qui est (“j’ai des pensées tristes, je me sens fatigué et abattu, je vois l’avenir de manière sombre”) on bondit vers ce que ça pourrait être (“je ne m’en sortirai pas, c’est une rechute de ma dépression”). Et on s’aggrave, et on solidifie ses ressentis éventuellement passagers en ruminations chroniques et toxiques.
C’est ce biais que la pleine conscience nous encourage à désamorcer, en nous entraînant régulièrement à rester dans la réalité, agréable ou désagréable, à la ressentir, la décrire. Avant de vouloir la juger ou la changer.
Qu’est-ce que c’est difficile ! Qu’est-ce que c’est à l’opposé de nos automatismes ! Et qu’est-ce que c’est intéressant quand on arrive, de temps en temps, à s’en libérer…

Illustration : tout plein de beaux textiles à palper sur ces gentes demoiselles peintes par Lucas Cranach.