Trampoline

Au printemps
dernier, nous participons à un stage de méditation, avec un petit groupe de  proches, d’amis et de cousins. Nos pratiques
méditatives ont lieu le matin, et l’après-midi est consacré à des activités
libres : marche silencieuse en pleine conscience, ou balade en plein
bavardage, etc. Le tout dans un beau village de vacances, au bord d’un lac
perdu dans une grande forêt. Avec, dans un coin, de magnifiques trampolines…

Une de nos filles est
du déplacement. Un soir, elle m’invite à aller rebondir avec elle sur ces
engins. J’accepte, un peu pour lui faire plaisir, un peu pour essayer, car je
n’en ai jamais fait de ma vie, et que ça m’amuse. Je ne suis pas très
tranquille lors des premiers sauts : mon corps n’est pas habitué à ce
truc, j’ai du mal à assurer mon équilibre, une fois propulsé en l’air. 

Puis peu
à peu, j’y arrive, je ressens du plaisir et même une légère euphorie à faire de
grands bonds vers le ciel ; je comprends clairement l’expression
« sauter de joie », et je comprends aussi, à cet instant, que si la
joie fait sauter en l’air, sauter en l’air peut donner de la joie. C’est comme
pour le sourire, ça marche dans les deux sens.

Je commence à
prendre confiance, et je tente des figures acrobatiques. Mon corps a de nouveau
peur, et me dit « non, non, ça suffit comme ça, contente-toi de sauter en
l’air normalement ». Mais mon cerveau n’est pas d’accord :
« quoi ? toi, le spécialiste de la peur et des phobies, qui a
encouragé tant de personnes à affronter leurs peurs, voilà que tu te dégonfles ? que
diraient tes patients s’ils te voyaient obéir à ta peur ? »

C’est vrai, après
tout ! Pourquoi ne pas apprivoiser ma peur ? Peu à peu, je tente les
sauts en arrière. Au début, c’est minable. Et puis, j’y arrive ! Ça
marche ! Je me jette en arrière et je rebondis en arrivant à retomber sur
mes pieds. Là, ce n’est plus de la joie, ni de l’euphorie, c’est carrément de
l’ivresse. 

Les grecs de l’Antiquité mettaient en garde contre l’hubris, cet orgueil
lié aux succès, qui pousse à aller trop loin. Mes galipettes de plus en plus
réussies me précipitent dans l’hubris. Et dans le saut de trop : grisé par
mes bonds, je me lance dans un dernier salto arrière. 

Crac !


Une violente
douleur dans le dos m’annonce qu’il y a un souci. Je reste le souffle coupé,
immobile sur mon trampoline, à regarder le ciel et à évaluer la douleur ;
je pense à une fracture. C’est presque ça : tassement vertébral de la
première lombaire.

On vient me secourir,
on me plaint ; puis mon épouse m’engueule : « tu te rappelles
que tu as 60 ans ? et qu’à 60 ans on ne fait pas le pingouin sur un
trampoline ? » Ben non, j’avais oublié mon âge et mon inexpérience. 

Mais je ne regrette rien. Au moins une fois dans ma vie, j’aurais compris, dans
mon corps,  pourquoi la joie est associée
aux sauts ; et j’aurais ressenti ce que ressentent alors les tout petits
enfants.


Illustration : Plongeur, par Marc Riboud.

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en octobre 2017.