Ambition = pollution ?

Il y a comme ça des personnes qui nous apparaissent sympathiques, au premier abord, et d’autres qui font se lever en nous un peu d’antipathie. Tout ça n’est pas gravé dans le marbre, et peut changer par la suite ; c’est même bien, de changer d’avis par rapport à une antipathie initiale ; mais l’antipathie intuitive, ça existe. Et c’est un peu pareil pour les mots.

C’est très subjectif, bien sûr. Dans mon cas, par exemple, il y a des mots qui me ravissent, comme fraternité, bienveillance, partage…, et d’autres qui me hérissent, comme performance, challenge, croissance… Et ambition. À mes yeux, ce sont des mots pollués, trop souvent prononcés dans des contextes de compétition, par des personnes prêtes à marcher sur la tête des autres. Des mots qui traînent derrière eux des zones d’ombre. C’est plus fort que moi, mais dès que mes oreilles entendent le mot « ambition », mon cerveau y accroche d’autres mots, comme arrivisme, cynisme, égoïsme… ou obsession, agression, aliénation… 

C’est sans doute injuste, et je sais bien qu’il s’agit de jugements de valeur, sur un concept au départ neutre. L’ambition se définit simplement comme le désir puissant de réussir. Mais l’ambition n’est pas une rêverie, elle est une mise en énergie et en action de ce désir. L’ambition, c’est comme rouler trop vite en voiture, c’est comme appuyer trop fort sur l’accélérateur du désir de réussite : on augmente les risques de dérapages et d’accidents, au lieu de regarder un peu le paysage et de savourer la vie, tranquille

Montesquieu écrivait dans ses Cahiers : « Un homme n’est pas malheureux parce qu’il a de l’ambition, mais parce qu’il en est dévoré. » Et comme eux, nous avons tous observé des humains dévorés par leur propre ambition, et semant de ce fait désordres, souffrances et conflits tout autour d’eux.

C’est dommage, car il est normal d’avoir des projets, et de souhaiter les voir aboutir. Mais il y a sans doute des conditions pour éviter que l’ambition ne conduise à l’aliénation et à l’agression. La première de ces conditions, c’est ne pas sacrifier sa vie à son ambition, et de préserver de nombreux moments paisibles et sans enjeu, des moments où il n’y a aucun objectif à atteindre et rien à réussir. La seconde condition, c’est de choisir un objet d’ambition qui ne soit pas empoisonné dès le départ : ainsi les ambitions de réussite, de richesse ou de notoriété sont déjà suspectes et toxiques en elles-mêmes, pas besoin de vous faire un dessin.

Finalement, la première ambition que nous devrions avoir, c’est de nous défaire de ces ambitions-là ! Pour nous tourner vers des ambitions plus intimes de progrès personnels : exceller dans son métier, ses loisirs ou son humanité.

Et revenir finalement, à la formule du philosophe Spinoza, qui représente selon moi la plus belle ambition pour une vie humaine : « Bien faire et se tenir en joie ». Rien de mieux à mes yeux.

Et vous, quelles sont les ambitions qui habitent votre vie ? Ou qui la dévorent ?



Illustration : Napoléon sur son trône, par Ingres


PS : ce texte reprend ma chronique du 8 janvier 2019, dans l’émission d’Ali Rebehi, “Grand bien vous fasse“, tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.