Annonces immobilières
Un jour, dans la rue, je me souviens avoir vu un monsieur très pauvrement vêtu, presque comme un SDF, en train de lire attentivement les annonces d’une vitrine d’agence immobilière.
C’était un jour d’automne, gris et tristounet. En voyant ce pauvre monsieur, grisaille et tristesse montent aussi en moi : que peut-il penser et éprouver à cet instant, lui qui, d’après son apparence, ne pourra sans doute jamais acheter ni louer quoi que ce soit dans cette agence immobilière ?
Là, je m’aperçois – c’est dans ces moments que je vois à quoi me servent les heures de méditation passées sur mon banc, à observer le fonctionnement de mon esprit -, là je m’aperçois, donc, que mon cerveau est en train de juger sur les apparences. Mon cerveau, et le vôtre, chères lectrices et chers lecteurs, notre cerveau est un flemmard : bien souvent, il juge vite, simplifie, s’en tient aux apparences et aux évidences. Assez souvent, ça nous rend service : notre cerveau nous fait lever la tête et regarder le ciel, il voit qu’il y a de gros nuages noirs, et il en conclut sans réfléchir qu’il va pleuvoir et qu’on a intérêt à prendre notre imper ou notre parapluie. Mais dès qu’il s’agit des êtres humains, ces automatismes et ces jugements sur les apparences sont trompeurs : nous ne nous réduisons pas à nos apparences, jamais…
Alors, je bloque dans mes connexions interneuronales la spirale des stéréotypes et de la paresse, et je vois que d’autres scénarios, bien plus riches et intéressants, arrivent à mon esprit : peut-être est-il très riche, ce monsieur, bien plus que vous et moi, et qu’il ne s’habille comme un clochard que parce que c’est un original, ou parce qu’il s’en fiche complètement de son look, ça ne l’intéresse pas, ce qui l’intéresse c’est juste acheter des appartements ? Peut-être qu’il veut vendre un des ses nombreux biens immobiliers ? Ou qu’il se renseigne sur les prix avant d’en louer un à sa nièce à prix d’ami ?
Ou peut-être n’est-il pas riche du tout, mais qu’il s’en fiche, et qu’il ne ressent à cet instant ni détresse ni envie. Juste de la curiosité. Par exemple, peut-être est-il en train de se demander : « combien les gens sont-ils prêts à payer pour posséder un appartement ou une maison ? Combien de leur liberté sont-ils prêts à céder pour s’endetter sur des années et des années ? Eh ben ! Je n’aimerais pas être à leur place ! »
C’est peut-être ça qu’il est en train de se dire, ce monsieur aux apparences de SDF… Et peut-être que je ne devrais pas ressentir de la compassion mais de l’admiration pour lui, et sa sagesse.
Je continue mes cogitations, et arrivé tout au bout de la rue, je me retourne : il est toujours devant la vitrine, très intéressé. Je le quitte à contrecœur, en le laissant à son mystère…
Mais je suis content de tous ces scénarios que j’ai réussi à extorquer à mon flemmard de cerveau, content d’être allé au-delà des apparences. Et d’ailleurs, je suis sûr que la réalité de la vie de ce monsieur est encore plus riche et plus intéressante que tout ce que j’ai pu imaginer…
Illustration : les vitrines des librairies, c’est quand même mieux que celles des agences immobilières…
PS : ce texte reprend ma chronique du 6 septembre 2016, dans l’émission de mon ami Ali Rebehi, “Grand bien vous fasse”, tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.