FLTM : fais-le toi-même !

En tant que psychiatre, j’ai longtemps cru que je faisais un métier d’intellectuel. Imaginez : un médecin mais qui ne touche presque jamais ses patients, sauf quand il leur serre la main pour les saluer, ou quand il leur tape amicalement sur l’épaule pour les réconforter ; de temps en temps, il prend la tension artérielle ou fait un petit examen neurologique. Ce n’est pas vraiment ce qu’on appelle un travail manuel…

Eh bien, comme souvent avec mes grands avis sur la vie, j’avais tort : psychiatre, ce n’est peut-être pas un travail manuel, mais ce n’est pas vraiment non plus un pur travail intellectuel. Plutôt un boulot d’artisan, de bricoleur. Au plus noble sens du terme (je rassure tout de même nos patients !) : de tout son cœur et de toute sa science, on fait de son mieux avec le réel et les moyens du bord.

Comme les artisans, comme les paysans, et comme tous les soignants, on est en contact avec la matière plus qu’avec les idées, le réel nous résiste parfois, et c’est toujours lui qui gagne à la fin. Le paysan n’est jamais plus fort ni plus malin que la terre qu’il cultive, l’artisan n’est jamais plus fort ni plus malin que la matière qu’il répare, et le soignant n’est jamais plus fort ni plus malin que les humains dont il a la charge. S’il n’y a pas humilité et respect, ça ne marche pas. 

Il n’y a que les philosophes et les idéologues, les théoriciens et les polytechniciens qui peuvent faire les malins et spéculer sans craindre le retour du réel. Mais sans espoir de beaucoup le modifier non plus, comme le notait un philosophe, justement, Alain : « La matière est sourde aux prières, mais fidèle aux mains. » Inutile d’implorer le réel, pour le transformer il faut l’empoigner. Mais avec intelligence…

C’est pour cela que rien n’est plus triste que le dévoiement du très respectable et très antique travail manuel, sa mise en esclavage, sous la forme du si bien nommé « travail à la chaîne »…

Gainsbourg chantait le Poinçonneur des Lilas en 1959, l‘époque où le travail à la chaîne était à son apogée. Depuis, le monde a bien changé : les robots nous remplacent pour tous les boulots répétitifs, et le travail manuel reprend peu à peu son lustre et son prestige.

Les études scientifiques chantent ses vertus : il est bon pour nos émotions (faire de ses mains diminue notre stress, nous donne du plaisir) ; il nous offre des bouffées de réel par rapport au virtuels des écrans qui nous absorbent de plus en plus ; il nous met en position d’agir au lieu de subir, de construire au lieu de consommer… 

Et du coup, il devient à la mode. Voyez la vogue du DIY : DIY, “di-aï-waï”, ce sont les initiales de « Do It Yoursef » ; on pourrait dire en français le FLTM : « Fais-le-toi-même ». Eh bien cette mode du DIY ou du FLTM, comme vous voulez, permet que ce qui était hier corvée pour la survie (faire pousser sa nourriture ou fabriquer les objets de son quotidien) devient loisir gratifiant (sous forme de jardinage ou bricolage).

Plus le virtuel, le digital les écrans envahissent nos vies et nos quotidiens, plus nos cerveaux et nos corps réclament du réel, du concret, du manuel.C’est exactement ce qui s’est passé pour le sport : plus nous sommes devenus sédentaires, plus nous avons compris qu’il fallait compenser et se bouger par une activité physique de loisirs… 

Face aux grands monstres digitaux tapis dans l’ombre, face à la horde des écrans, les cerveaux de demain seront manuels ou ne seront plus !

Et vous, comment ça se passe le week-end avec vos mains : ça bricole, ça jardine ou ça cuisine ?

Illustration : le travail manuel, c’est parfait sauf quand on vous met la pression pour accélérer encore et encore.. (une affiche de Mai 68)


PS : ce texte reprend ma chronique du 12 mars 2019, dans l’émission de mon ami Ali Rebehi, “Grand bien vous fasse“, tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.