La voix des morts
Hier, j’essayais de mettre un peu d’ordre dans le répertoire de mon téléphone portable : supprimer les contacts enregistrés deux fois, ou mettre à jour les changements de numéros.
Et je suis tombé sur le numéro de téléphone d’une amie morte. Morte l’été dernier, d’un cancer foudroyant.
Paralysé. Évidemment impossible de l’effacer, ce numéro dont je ne me servirai plus jamais. J’aurais l’impression de commettre une violence sans nom à son égard. De la faire mourir à nouveau. L’effacer de la mémoire de mon téléphone serait comme un préambule à l’effacer de ma mémoire tout court.
Alors j’ai décidé de laisser son numéro, et de repenser à elle à chaque fois que je le croiserai. Je verrai bien jusqu’à quand cela me sera nécessaire. Et apaisant aussi : je ne me fais pas d’illusion, je crois que cette décision me fait plus de bien à moi qu’à elle. Quoique finalement, je n’en sais rien du tout…
Je n’ai pas pu non plus effacer les coordonnées de David Servan-Schreiber, mort cet été lui aussi. Mais je n’ai jamais pu, non plus, réécouter sa voix, ni regarder une de ses vidéos.
J’aime garder le souvenir des défunts que j’ai aimés, grâce à une photo, des lettres, des textes par eux écrits. Mais je suis terriblement mal à l’aise de devoir me confronter à une reviviscence artificielle : un film ou un enregistrement audio. L’impression de presque-vie devient alors insupportable, et réveille la tristesse de leur disparition de manière trop violente.
Lorsque mon meilleur ami est mort, alors que j’étais étudiant à Toulouse, je me souviens de mon bouleversement lorsque, peu après, j’avais réécouté sa voix sur mon répondeur téléphonique. Nous nous laissions beaucoup de messages, et à l’époque cela se passait sur des gros appareils qui enregistraient tout sur des cassettes à bandes (la préhistoire !).
J’ai gardé précieusement ces cassettes, même si cela fait un bail que je ne les ai pas écoutées. Je sais exactement où elles sont rangées, dans quelle boîte, à quel endroit. Pour l’instant, il reste encore un vieux lecteur de cassettes à la maison. Je sais que je pourrai, si je le souhaite, réentendre sa voix. Mais le jour où il disparaîtra ? Garderai-je ces vestiges devenus muets ?
Ces voix des morts, et leurs images animées, gardent une puissance vitale. Alors notre cerveau et notre cœur sont dans le trouble : ils savent que c’est factice, mais ne peuvent s’empêcher de vibrer. Comme l’espoir qu’on va se réveiller d’un mauvais rêve. Mais non, ce n’était pas un rêve. Juste la vie. Et puis la mort.
Alors, dans ces moments où mes états d’âme commencent à tourner au triste, je me rappelle de tous les bons moments passés avec ces morts. De tout ce qu’ils ont vécu de beau, de tous leurs bonheurs. Je souris à l’intérieur de mon envie de pleurer. Je ne cherche pas à me consoler ou à relativiser. Juste à respirer. À respirer un peu pour eux. Et à leur sourire.
Illustration : un corbillard de la religion Cao-Dai, au Viet-Nam.