Maman perd la mémoire

 

« Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement. »

Eh oui, comme le remarquait perfidement La Rochefoucauld, nous sommes le plus souvent toutes et tous persuadés que notre intelligence et notre clairvoyance fonctionnent parfaitement, mais pas notre mémoire. Hum hum… Mais bon, nous parlons aujourd’hui de la mémoire…

La fonction de la mémoire, ce n’est pas seulement se souvenir, c’est aussi se construire, et se définir.

Se souvenir pour se construire ? Absolument, car « le vivant, c’est une mémoire qui agit » disait le chercheur Henri Laborit. Le vivant, c’est ce qui, pour changer et évoluer et s’adapter sans cesse, a besoin d’agir, mais besoin aussi de se souvenir, pour que nos expériences passées, échecs et succès, éclairent nos actions à venir. Tout apprentissage est basé sur la mémoire, et tout développement personnel aussi. Sans le souvenir de notre passé, nous ne pouvons ni enrichir le présent, ni écrire notre avenir.

Se souvenir pour se construire, donc, mais aussi se souvenir pour se définir. Car la mémoire est au cœur de notre identité, sous la forme de ce qu’on nomme « mémoire autobiographique », qui compile tous les souvenirs des moments de notre vie, grands et petits, vrais ou faux, et les organise en un récit cohérent. Le philosophe Paul Ricœur parlait ainsi d’identité narrative : cette histoire de notre vie que nous écrivons nous-même, ce « qui je suis, raconté par moi-même ».

Pour ma part, je me suis rendu compte que je prenais de l’âge le jour où j’ai compris qu’à force de temps, je n’avais plus seulement des souvenirs, mais aussi un passé ; que tout ce que j’avais vécu commençait à s’organiser en une longue histoire personnelle, plus ou moins cohérente…

Quelques années avant sa mort, ma mère a développé une maladie d’Alzheimer. Quand je me suis aperçu que son cerveau commençait à s’effilocher, j’ai voulu préserver ce qui lui restait encore de souvenirs. J’avais l’espoir que ça l’aiderait un peu, et le souhait de ne pas laisser définitivement s’effacer des pans entiers de son histoire.

Je me souviens de ces matinées durant lesquelles, assis ensemble à la table de sa cuisine, mon ordinateur posé sur la toile cirée à fleurs, je lui demandais de me parler de son enfance et son passé, lui faisant raconter tout un tas d’épisodes de sa vie que j’ignorais complètement. Des choses plutôt tristes, dures, beaucoup de misère dans son enfance, de moment difficiles… Sans aucune exhumation, hélas, de souvenirs joyeux.

Puis, après quelques séances, nous avons commencé à tourner en rond, comme si nous avions épuisé son stock de souvenirs accessibles ; elle me répétait les mêmes histoires. Sans doute avais-je entrepris ce chantier quelques années trop tard ; j’aurais dû m’y lancer bien avant, au moment où je m’étais aperçu qu’elle avait de petits troubles du comportement et du raisonnement.

Finalement, tous les détails qu’elle arriva à me donner de sa vie tenaient sur dix pages. C’est à moi désormais d’écrire la suite, avec mes propres souvenirs sur elle. Sûr que ç’aurait été mieux de le faire ensemble ; mais la vie est comme ça.

En tout cas, si vos parents sont encore là, ne faites pas comme moi : recueillez leurs souvenirs, et écrivez-les avec eux tant qu’ils sont en vie, et en forme…

 

Illustration : regard tourné vers ses souvenirs…

PS : cet article reprend ma chronique du 12 octobre 2021 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.