Mort de la rue
Près de chez nous, il y avait un clochard qui avait élu domicile. Un clochard à l’ancienne, enraciné dans un quartier, pas tout à fait comme les demi-anonymes qu’on appelle aujourd’hui les SDF (mais leur anonymat n’est que le symptôme de l’indifférence croissante qui règne dans la rue). Il était copain avec pas mal de commerçants, de passants, les enfants qui se rendaient à l’école le connaissaient, et le savaient inoffensif et même gentil. Je le voyais souvent en grande conversation, je connaissais des petits bouts de lui (voir le billet du 8 juin 2009). C’était un artiste à sa manière : il exposait parfois ses tableaux sur le trottoir, ou dessinait à la craie des oeuvres sur le sol. Il buvait beaucoup de bière, et titubait dès la fin de matinée, puis disparaissait dans son pauvre refuge, quelque part, je n’ai jamais su où.
Il est mort cet été, juste avant que les non-clochards ne reviennent de vacances : nous avons découvert soudain son coin de rue couvert de fleurs et d’hommages anonymes. C’était il y a trois semaines et ça dure encore : il y a toujours de petites offrandes, des petits mots, des petits bouquets ; et même, de temps en temps, une canette de sa bière préférée.
Ça se passe pour lui comme ça se passera pour nous, et pour la plupart des humains : le moment de notre vie où nous recevrons le plus de déclarations d’estime ou d’affection, c’est à notre mort.
Le collectif des Morts de la Rue a organisé ses obsèques. Double culpabilité : ne pas avoir pu y aller, ajouté à celle de ne jamais avoir pris le temps de lui parler. Juste des sourires et des petits saluts de la main…
Illustration : le petit mémorial de Jean-Yves, dit Gyl.