Non, tu ne vas pas mourir !
Ça se passe lors d’une réunion sur les soins palliatifs, où on m’a
invité à parler de méditation. La rencontre est passionnante. Parmi les autres
intervenants, un prêtre nous raconte une histoire qui me bouleverse.
Il rend visite dans le service à une dame en fin de vie ; elle
souffre d’un cancer généralisé, et il n’y a plus guère de doute sur ce qui va
se passer. Le prêtre s’est assis près d’elle, sur son lit, et lui parle
doucement. Le mari est aussi dans la chambre, un peu à l’écart, sur une
chaise ; il écoute, mais ne participe pas à la conversation.
À un moment, la dame, qui a déjà eu plusieurs cancers, et qui a
jusque là réussi à s’en sortir, dit au prêtre : « mon père, cette
fois-ci, je crois que je vais mourir… »
Le prêtre comprend que ce n’est
plus la peine de faire semblant, de réconforter ou de parler d’autre chose. Il se
penche doucement vers elle, pour la questionner : « vous voulez qu’on
en parle ? »
Mais à ce moment, d’un bond, le mari se lève de sa chaise et se
rapproche de son épouse pour lui dire, avec angoisse et véhémence :
« mais non, tu ne vas pas mourir ! »
Du coup, tout s’arrête. Le prêtre n’ose pas poursuivre sur cette
voie, apparemment insupportable au mari. Et la dame non plus ; elle se laisse
rassurer, sans rien dire. Tout le monde renonce à parler vrai. On discute
d’autre chose. Deux jours après, elle meurt. Sans avoir pu aller au bout de ses
angoisses, sans avoir pu recevoir un véritable réconfort, au-delà des paroles
lénifiantes et mensongères, dont nous avons aussi besoin dans ces moments, mais
qui ne suffisent pas. Elle était prête, mais son mari ne l’était pas. Il a
choisi pour elle. Mal ? Comment le savoir…
Plus loin dans la discussion, le prêtre nous raconte qu’il se sent,
lui aussi, souvent démuni face à la mort : « Comme je ne suis pas
médecin, je ne peux pas dire aux gens : “calmez-vous, je vais vous
soulager, vous expliquer comment ça va se passer…“ Car même en tant que prêtre,
je ne le sais pas moi-même ! J’ai la foi, mais Dieu ne m’a jamais contacté
pour m’expliquer tout ça en direct ! Je dois me débrouiller avec mes
convictions, sans certitudes…»
Je bois ses paroles,
j’admire sa bonté et son humilité. Je suis épaté par tous ces bénévoles et ces
soignants, qui chaque jour accompagnent leurs frères et sœurs en humanité,
jusqu’à la porte de la mort, sans jamais savoir ce qu’il y a derrière, et en se
disant qu’un jour ce sera leur tour.
Je sors de la
réunion dans un état second, bien sûr. Il pleut, je vais me tremper sur mon
scooter. Je m’en fiche complètement. Il m’a été donné, cet après-midi, de
côtoyer les sommets et les abîmes, j’ai été invité à entendre ce qu’on n’entend
jamais. Je suis bouleversé et comblé. Nous avons parlé de la mort toute la
journée, et là, sans l’avoir cherché, j’ai le goût de la vie dans la bouche.
Illustration : “La mort ? Tout au fond à gauche. Vous n’y serez pas seul, il va y avoir du monde…” (Valley of the Gods, Utah, par Wim Wenders)
PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2018.