Petit garçon calme
L’autre jour, l’ancienne baby-sitter de nos enfants, lorsqu’ils étaient petits, est venue nous rendre visite. Elle a terminé ses études, et elle est aujourd’hui devenue elle-même maman d’un petit garçon de 4 ans. En la revoyant en mère de famille, nous ressentons l’émotion du temps qui passe, émotion à la fois agréable (la vie suit son cours, harmonieusement et logiquement, et nous sommes heureux de la voir devenue adulte et heureuse) et déstabilisante (comment ? déjà ? mais si elle a tant changé, alors c’est la même chose pour nous !?).
Nous nous donnons tous de nos nouvelles, puis elle se lance dans une grande conversation avec mon épouse, une conversation complice de femmes dont je m’écarte peu à peu. Son fils joue tranquillement dans un coin du salon. Et je l’observe attentivement et discrètement, car ce petit bonhomme attire ma curiosité. Il est calme, mais pas timide. Il est présent (il dialogue, répond, raconte, observe) mais pas envahissant (il reste à sa place, n’interrompt pas les adultes, ne nous impose aucun caprice ni pleurs durant ses deux heures de présence à la maison). Simplement, il joue, il bouquine, il explore les lieux. Parfois il chantonne, regarde à la fenêtre. Il est apparemment capable d’être à la fois heureux et tranquille, ce qui est un mélange pas si fréquent chez les jeunes enfants, chez qui le bonheur est souvent associé à de l’excitation.
Je me mets à penser alors que, récemment, nous avons reçu d’autres enfants de son âge, ou à peu près. Ils étaient très mignons, souvent charmants, mais bien différents. Soit ils étaient calmes parce que timides, restant accrochés à leurs parents, et réclamant beaucoup d’attention de manière discrète. Soit ils étaient envahissants, voulant attirer les regards sur eux, et en cas d’insuccès faisant rapidement quelques bêtises ou quelques caprices (méthode efficace pour se replacer au centre de l’intérêt des adultes !). Rien de méchant, mais tout à fait autre chose que ce que j’observe en ce moment. C’est pour cela que le petit garçon d’aujourd’hui me frappe : il est différent de beaucoup des enfants de son âge, plus habitués à parler fort, à attirer l’attention des adultes, à solliciter leur regard.
Ce n’est pas leur faute : ce sont nos enfants, c’est nous qui les avons éduqués et peut-être les avons beaucoup aimés mais pas assez cadrés ? Ce sont aussi les enfants de notre société, qui les valorise peut-être trop, leur fait peut-être une place trop grande pour eux, place qu’ils se sentent obligés d’occuper, mais qui ne leur fait pas de bien. Autrefois, les enfants devaient se tenir tranquilles, et ne pas déranger les adultes. En France on disait « être sage comme une image ». L’enfant idéal était un enfant calme et obéissant. C’était bien pour les adultes qui voulaient la paix, et étouffant sans doute pour certains gamins.
Aujourd’hui nous aimons tellement les enfants que je me demande parfois si nous ne leur accordons pas trop de place ? C’est toujours une joie de découvrir des enfants que nous ne connaissions pas, ou de retrouver ceux que nous connaissons bien. Et c’est normal que nous leur montrions notre bienveillance, notre intérêt, notre amour. Mais n’en faisons-nous parfois pas trop ? On peut se le demander, et cela soulève deux problèmes. Le premier, c’est que cela met trop de pression sur eux : les jeunes enfants ont du mal à s’auto-réguler, et si on commence par trop ou trop longtemps s’intéresser à eux, par trop les célébrer, ils vont très vite se sentir obligés de se comporter comme de petites stars, narcissiques et capricieuses. Le deuxième problème, c’est que trop les valoriser, trop les habituer à être au centre, cela peut leur donner du du mal à se mettre à l’écoute des autres, à respecter les règles de la vie de groupe, à observer et comprendre le monde, et les amener à toujours s’attendre à ce que l’on se presse vers eux pour les admirer et les célébrer. La vie se chargera de leur apprendre que ce n’est pas toujours possible ; mais pour certains la leçon sera douloureuse.
Je regarde à nouveau le petit garçon. Il a l’air bien dans sa peau, autonome et curieux, capable d’échanger avec les adultes, mais sans dépendre de leur regard ni de leur présence pour vivre sa vie. Sa maman est aujourd’hui psychologue. Est-ce cela, le secret ? Est-ce que ses études et son savoir lui ont permis d’éviter certaines erreurs éducatives ? Je n’en suis pas sûr, car beaucoup d’enfants de mes confrères (et peut-être les miens) ne sont pas comme lui (on dit même parfois que les rejetons des psys sont les pires).
Mais l’heure a tourné, et voici le moment de nous quitter. Cela a passé si vite ! Quand le petit garçon et sa maman s’en vont, je le prend dans mes bras et l’embrasse en lui disant un au-revoir sincère (pour certains autres jeunes visiteurs, j’espère parfois que c’est un adieu…). En tout cas, je suis curieux de voir l’adulte qu’il deviendra. Je suis sûr qu’il sera le même : discret, intelligent, sociable et autonome.
Illustration : un petit garçon peint par Brueghel, calme pour d’autres raisons…