Plaidoyer pour le bonheur

« Tyrannie du bonheur » ? Allez, faudrait peut-être pas charrier, comme on dit, et utiliser les mots à bon escient. Ce qui se passe avec le bonheur ne relève pas de la tyrannie, mais plutôt de la mode et de la récupération.

Car il y a effectivement une mode du bonheur, une inflation de livres, d’articles, de préceptes éducatifs ou managériaux, etc. Ce n’est pas nouveau, et d’ailleurs le grand siècle de la production littéraire sur le bonheur n’est pas le nôtre mais le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Tout ce que l’Europe comptait alors de grands esprits se mit à rédiger des traités sur le bonheur, et à en faciliter la démocratisation, puisqu’il était auparavant réservé aux élites. Les Révolutions américaine et française souhaitaient explicitement non pas rendre leurs citoyens heureux, mais les aider à se rendre heureux : le droit à la recherche du bonheur y figurait comme un des 3 droits fondamentaux, à côté du droit à la vie et à la liberté.

Il y a aussi, c’est vrai, une récupération marchande du bonheur, car il fait vendre : ainsi, la publicité tente insidieusement de nous convaincre que nous nous rendrons plus heureux si nous achetons tout un tas de choses : des objets, des meubles, des voitures, des vacances à tel ou tel endroit, etc.

Mais je vois beaucoup de phénomènes sociaux bien plus dangereux qu’une prétendue « tyrannie du bonheur » : par exemple, la manipulation de nos données personnelles par le Big Data. Là, nos prophètes de malheur vont voir ce que peut être une tyrannie, une vraie, si nous ne nous mobilisons pas pour faire face…

Le bonheur, c’est un besoin humain fondamental, comme l’air et l’eau. C’est Paul Claudel qui écrivait : « Le bonheur n’est pas le but mais le moyen de la vie ». Nous ne vivons pas, ou pas seulement pour être heureux, mais parce que nous pouvons l’être régulièrement. C’est le bonheur qui nous donne la force et l’énergie d’affronter les adversités et les souffrances propres à toute vie humaine. C’est lui qui nous offre cette joie de vivre, qui nous habite parfois, sans raison claire…

Parfois, hélas, ça ne marche pas : malgré nos efforts, nous n’arrivons pas à nous réjouir de ce que la vie nous offre, nous restons englués dans la morosité, la tristesse, la mauvaise humeur, qu’il y ait ou non de bonnes raisons à cela. Car le bonheur ne se décide pas, ne se convoque pas : il se facilite. C’est ce qu’on appelle un état émergent, comme le sommeil. 

On ne décide pas de s’endormir, on facilite la venue du sommeil, en s’allongeant dans le noir, au calme, sans s’être excité auparavant avec des écrans. 

Le bonheur, c’est pareil, on ne le siffle pas comme un chien, mais on vit de manière à lui permettre de naître en nous : en étant présent aux bonnes choses simples du quotidien, en entretenant des relations affectueuses et respectueuses avec les autres humains, en restant en contact avec la nature, etc.

Et puis, en comprenant que le bonheur est une richesse, plus importante que l’argent, la beauté, la célébrité. Et que comme toutes les richesses elle nous impose des règles : discrétion et redistribution. Quand on a beaucoup d’argent, on ne l’affiche pas et on ne le garde pas que pour soi. C’est pareil quand on a beaucoup de bonheur : on reste discret, mais on en redonne le plus possible tout autour de nous. 


Illustration : le génial Mix & Remix, hélas décédé en 2016, avait tout compris


PS : ce texte reprend ma chronique du 11 septembre 2018, dans l’émission de mon ami Ali Rebehi, “Grand bien vous fasse“, tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Également disponible en vidéo.