Quitter l’enfance à reculons…

 

 

J’ai de la chance, j’ai aimé mon enfance.

Je ne lui ai jamais tourné le dos, au contraire, je ne l’ai jamais quittée des yeux, même en grandissant, et j’en suis sorti à reculons, presque à contrecœur.

Je sentais bien que ce que j’y vivais, c’était plus beau que tout ce qui m’attendait. Plus fort, aussi, parce dans l’enfance on vit tout à fond, sans recul ni calcul.

Oui, j’en suis sorti à reculons, de mon enfance, mais sans tristesse excessive, surtout que, finalement, la suite n’était pas si mal.

J’ai aimé ma vie de jeune homme, avec sa légèreté et ses jeux de l’amour, mais aussi sa gravité, dans l’apprentissage de la médecine et du soin à autrui.

J’ai aimé ma vie d’adulte, le couple, la paternité, la construction d’une famille.

J’aime aussi devenir plus âgé : ce n’est pas si mal, finalement, on a plus de recul, plus de temps, plus de lucidité sur tout ce dont on a besoin et tout ce qui est inutile…

Mais en-dedans, je suis toujours un enfant. Et je mourrai enfant. C’est ce que suggère le divin Bobin, quand il écrit : « Tout cercueil est celui d’un enfant. » Oui, tout cercueil est celui d’un enfant, parce que toute vie, jusqu’au bout, est une vie d’enfant.

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Ma vie, c’est comme un train mystérieux, dont je suis passager, un train qui avance sans cesse, qui n’a pas de conducteur, pas de frein, qui ne s’arrête jamais. J’ai choisi de m’asseoir dans le sens inverse de la marche : j’avance, mais en regardant le paysage qui défile vers l’arrière, en observant mon passé. J’entre dans l’incertain futur à reculons.

Dans ce train, le petit garçon que je suis voit peu à peu d’autres passager monter, et à chaque fois, c’est moi, en plus vieux : moi en jeune homme, moi en monsieur, moi en papa, moi en papi.

Et puis il y a aussi dans mon wagon, je ne l’avais pas remarqué, assis à côté de moi, un monsieur moustachu, habillé comme en 1900 ; tout à coup il se lève et déclame un étrange poème :

« Incertitude ô mes délices

Vous et moi nous nous en allons

Comme s’en vont les écrevisses

À reculons à reculons »

C’est Guillaume Apollinaire ! Incroyable ! À peine l’ai-je reconnu qu’il se transforme en écrevisse. Je lui serre la pince et il quitte le compartiment, à reculons…

La lumière s’éteint dans le train, dehors le soleil se couche dans un déchainement de nuages rouges, c’est magnifique, on a l’impression que tout va exploser, dans le wagon tout le monde est terrifié et fasciné, tellement c’est beau.

Je comprends que je suis arrivé au bout du voyage, je regarde une dernière fois par la fenêtre du train, je vois tout le paysage que j’ai traversé, qui s’étend au loin, à l’infini. Que c’était beau, cette vie !

Le train accélère, rentre dans un tunnel, il n’y a plus un bruit, je suis seul désormais. Je frisonne, il n’y a plus que moi dans le wagon, tout le monde a disparu, il va se passer un truc incroyable, je le sens…

Bon je vous laisse continuer, le film se poursuit dans ma tête, c’est trop compliqué à vous raconter, et plutôt mourir que manquer la fin…

 

Illustration : portrait d’un très vieil enfant (Dieu le père, par Bellini, vers 1505-1510).

PS : cet article reprend ma chronique du 31 octobre 2023 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.