Raconte-moi ton histoire avec les livres…

 

Quand nous rencontrons quelqu’un et que nous avons un peu de temps devant nous (lors d’un voyage ou d’un repas, par exemple) plutôt que lui demander : « que faites-vous dans la vie ? » ou bien : « vous habitez où ? ». Nous devrions plutôt lui dire : « racontez-moi votre histoire ».

Beaucoup plus intéressant, mais pas si facile, tant il y a de choses à dire. Alors, il faut choisir un angle. Par exemple, notre histoire au travers des rencontres marquantes et de la manière dont elles nous ont construit.

Les rencontres avec des humains : notre famille, nos enseignants, nos amis, nos conjoints, nos enfants… Ou les rencontres avec des livres, les livres de nos vies !

Pour moi, par exemple, il y a « Oui-oui et la voiture jaune ». J’ai cinq ans, je sais lire car ma mère est institutrice. Pour mon anniversaire, mon père décide donc de m’offrir un « vrai livre » de la bibliothèque rose. Mince alors ! Je suis très déçu ! Je rêvais d’un jouet, et on m’offre un bouquin avec plein de mots, plein de pages, et pas beaucoup de dessins, en plus ! Pfff… Je refuse d’y toucher pendant plusieurs jours. Puis je m’y mets, à contrecœur. Et je le dévore évidemment d’un seul coup. Depuis ce premier « vrai livre », je suis devenu un lecteur fou. Merci Papa, merci Maman !

Il y a aussi Freud, en terminale, et le choc de la découverte de son « Introduction à la psychanalyse ». Le livre terminé, je décide aussitôt que je serai non pas ingénieur, comme prévu, mais psychiatre, comme Sigmund.

Et le recueil de poèmes « Alcools », de l’incroyable Guillaume Apollinaire ! Offert par une amoureuse, et qui change ma vie et mon regard sur le monde, qui me montre ce que peut être une fraternité humaine à des décennies ou des siècles de distance, avec des poètes, qui racontent nos ressentis à nous avec leurs mots à eux…

Bon, je ne vais pas passer la journée à vous raconter les livres de ma vie, mais…

Mais j’ai une question, quand même : est-ce que vous déjà ressenti, à la lecture d’un livre, une jubilation si grande que vous vous forciez à vous arrêter après chaque chapitre, pour qu’il en reste pour demain, pour que la lecture soit comme la perspective d’un rendez-vous amoureux dont l’attente impatiente va éclairer la prochaine journée ? Vous déjà ressenti ça ? Comme dans la sexualité, quand on a envie que ça dure, que ça ne s’arrête jamais ?

Bon, vous comprenez pourquoi je suis devenu accro, acheteur compulsif de livres, tant le plaisir était grand. Pendant longtemps, tous les samedis après-midi j’allais chez mon libraire, et je ressortais avec 2 ou 3 bouquins. Évidemment, je n’ai jamais eu le temps de tous les lire.

Il y a quelques années, j’ai eu un cancer. La mort s’est approchée de moi, m’a mis la main sur l’épaule. Et un jour, seul dans mon bureau, devant mes bibliothèques, et tous mes livres chéris, je me suis dit : « jamais tu ne pourras tous les lire avant de partir… »

Au début, cela m’angoisse. Puis l’angoisse se transforme en tristesse. Puis peu à peu, je me dis que tous ces auteurs qui m’entourent sont morts, pour la plupart, ou vont mourir un jour, comme moi. Mais nous sommes là, tous ensemble. Alors, pour le dire à la Christian Bobin, « l’océan d’une paix profonde est entré dans mon cœur ».

Je comprends que ces livres ne sont pas seulement là pour être lus, mais pour m’accompagner, me soutenir. Que simplement les voir, les prendre, les renifler, les feuilleter, m’asseoir pour en lire quelques pages, me fait du bien.

Je comprends que ces livres, et leurs auteurs, sont comme des amis sûrs, brillants, profonds, intelligents, qui m’éclairent sur le monde, me ravissent. Ils ne me demandent rien, ils sont toujours là pour moi, et quand je viens vers eux, ils me donnent tout. Comme de vrais amis, toujours fidèles, toujours aimants.

Au fait, mes autres vrais ami(e)s, mes amis de chair et d’os, même si on ne se téléphone pas assez, même si on ne se voit pas assez, je pense à vous, très souvent, et savoir que vous existez et que vous m’aimez comme je vous aime me réjouit et me suffit. Même si chacune de nos retrouvailles me réjouit encore plus ! Je vous embrasse ! À bientôt !

 

Illustration : que lit-il ? “L’art d’attraper les souris” ? “Comment obtenir du rab de caresses et de croquettes” ?

PS : cet article reprend ma chronique (à écouter ICI) du 21 novembre 2023 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.