RALENTIR

 

Il n’est pas content, le chauffeur du taxi que je viens d’emprunter, pas content du tout : la nouvelle limitation de vitesse à 30km/h imposée dans Paris lui semble absurde. J’essaie de discuter, de dire que ça ne va pas changer tant de choses que ça, vu les bouchons quasi-permanents. Je comprends vite que ça ne sert à rien : il ne veut pas échanger des points de vue, juste rouspéter. Alors je me tais, et lui aussi finit par se taire.

Ralentir, c’est le nouveau mot à la mode – et pour de bonnes raisons – qui concerne aussi bien la vitesse des véhicules (rouler vite pollue, fait du bruit, s’avère dangereux) que nos rythmes de vie (au travail, dans les loisirs, au quotidien, l’injonction de vitesse nous stresse). Rouler lentement, cuisiner lentement, manger lentement : moi, j’aime bien.

Mais la lenteur n’est pas supérieure par essence à la vitesse : c’est juste une question de circonstances et de choix. Parfois, aller vite, se dépêcher, c’est adapté. Ce qui devient absurde, c’est quand la vitesse devient une valeur, une évidence ; quand elle devient le symbole de la modernité, de la performance.

Au travail, on entend parfois vanter la « réactivité » comme une vertu ; mais parfois, c’est stupide de répondre vite aux demandes, ça pousse à faire des erreurs, à réagir impulsivement : qui n’a jamais regretté d’avoir répondu impulsivement à un mail, ou d’avoir trop vite dit « oui » au lieu de « j’y réfléchis » ?

Nous devrions avoir le choix entre vitesse et lenteur, selon les circonstances, nos besoins, ou les exigences de la tâche à accomplir. Or nous avons de moins en moins ce choix, dans une société qui nous pousse à l’accélération, comme une logique souhaitable et inévitable, dans une société qui nous désapprend l’art d’attendre et de patienter.

Si un article n’est pas en magasin, plutôt que le commander et l’attendre, nous allons le chercher dans un autre magasin ; ou pire, nous le commandons sur Internet, là où on nous promet une livraison en 24h, moyennant un petit surcoût.

C’est qu’il n’y a pas que l’excitation de la vitesse, il y a aussi l’addiction au plaisir, à la satisfaction de nos désirs, sans cesse attisés par les publicités et le mimétisme social. Les dégâts ne sont pas seulement dans nos cerveaux, amoindris par le formatage qui réduit les citoyens au statut consommateurs plus en plus exigeants et impatients, ils sont aussi dans l’environnement. On connaît aujourd’hui le coût écologique de la vitesse. Alors, oui, ralentir devient urgent !

Et si j’en juge d’après les réactions du chauffeur de taxi, il va y avoir du travail !

Heureusement, ça semble en cours, suivant les quatre étapes classiques conduisant à tout changement : 1) expliquer (la vitesse érigée en valeur, ça pollue, l’air et les cerveaux, alors qu’un peu de lenteur, régulièrement, fait du bien à la santé…) ; 2) motiver (« pour vous aider, on subventionne les vélos, on vous construit des pistes cyclables, on vous encourage à attendre l’été pour manger des tomates… ») ; 3) contraindre (limitations de vitesse, taxe carbone…) ; 4) punir, si besoin (amendes aux particuliers et aux entreprises).

Je descends du taxi, et salue le chauffeur ; et lui, agacé par notre discussion, me lance : « vous allez prendre un TGV ? » Penaud, j’avoue que oui. « Ben alors, vous voyez que la vitesse vous rend service ! » Eh oui, j’ai peut-être, moi aussi, encore un peu de ménage à faire dans mon style de vie…

 

Illustration : plutôt que de courir sans cesse, pourquoi ne pas se poser et faire un peu de musique avec des ami(e)s… (Concert de chats, Teniers, 1635)

PS : cet article a été initialement publié dans la revue KAIZEN n°59, en 2021.