Refouler les souvenirs désagréables ?
Pendant longtemps, il n’y a pas eu de débat : le refoulement n’est pas une bonne idée. Ce que notre esprit cherche à effacer, consciemment ou non, tend toujours à ressurgir. La psychanalyse a largement théorisé là-dessus ; mais au XIXe siècle, l’idée était déjà dans l’air du temps. Ainsi, Dostoïevski écrivait : “Essayez de vous fixer cette tâche : ne pas penser à un ours blanc, et vous verrez que, ce maudit animal, vous y penserez à chaque instant.”
Cette image de l’ours blanc, devenue célèbre au-delà du monde de la littérature, a ensuite été utilisée pour des tests de psychologie expérimentale, basés exactement sur l’hypothèse de Dostoïevski : les volontaires à qui on demande de ne pas penser à un ours blanc pendant 5 minutes, non seulement ne peuvent s’empêcher d’avoir l’image de l’ours en tête pendant l’expérience, mais la voient revenir ensuite à leur esprit longtemps après l’expérience.
D’autres études du même type ont confirmé le phénomène : il est très difficile de s’empêcher délibérément de penser à quelque chose, et le faire semble provoquer une sorte d’effet rebond ; plus on cherche à repousser images, pensées ou souvenirs, et plus ce qu’on a refoulé tend à ressurgir.
Nous avions toutes et tous cette conviction, patients et soignants, jusqu’à ce qu’arrive une nouvelle génération de travaux, non plus en laboratoire cette fois, mais en milieu naturel. Et là, dans la vraie vie, il semble qu’un grand nombre de personnes soient capables d’évacuer les images et les pensées désagréables de leur esprit, et sans rebond ultérieur.
Attention toutefois : cela ne marche que pour les événements non traumatiques, les adversités et contrariétés ordinaires d’une vie humaine. Pour les traumas, il est impossible de refouler les images et émotions, et il faut faire appel à des techniques psychothérapiques spécifiques, comme l’EMDR et autres.
Mais pour les simples « mauvais souvenirs », désagréables mais pas angoissants ou déprimants, il est possible d’apprendre des méthodes douces pour écarter doucement ses pensées indésirables, pour apprendre à refouler consciemment et intelligemment en quelque sorte.
C’est ce qu’apporte, par exemple, la méditation de pleine conscience : on y apprend à ne pas écarter ses pensées ou sensations indésirables, mais plutôt à les accueillir au lieu de se raidir face à elles ; on leur permet d’être là mais pas d’occuper toute notre attention ; on les dilue dans un espace de conscience plus vaste, englobant la conscience du corps, du souffle, des sons, etc. Ce qui désamorce leur charge émotionnelle et érode leur pouvoir de nuisance. Un peu comme il existe des virus désactivés dans les vaccins, on travaille à ne garder qu’un souvenir allégé de son excès de charge émotionnelle douloureuse.
Car il ne s’agit pas bien sûr de manipuler notre mémoire et de devenir amnésique de tout ce qui ne nous convient pas. Le désagréable a aussi sa place dans nos vies, ne serait-ce que pour en mémoriser les enseignements ! Quoique…
L’amnésie a ses charmes, comme le notait Jules Renard dans son Journal : « J’ai une mémoire admirable : j’oublie tout ! C’est d’un commode… C’est comme si le monde se renouvelait pour moi à chaque instant. »
Illustration : “qu’est-ce que j’apprends ? on veut me refouler ? c’est quoi cette histoire ?”
PS : cette chronique a été publiée à l’origine dans Psychologies Magazine en avril 2024.
Références :
- Improving mental health by training the suppression of unwanted thoughts. Science Advances 2023.
- Paradoxical Effects of Thought Suppression. Journal of Personality and Social Psychology 1987.