Sous le pont Mirabeau
Juste avant Noël, j’ai ressenti une petite bouffée de colère.
Un ami m’avait envoyé un mail où était écrit ceci : « Salut camarade, j’ai lu ce passage dans un bouquin de X et j’ai pensé que ça pouvait t’intéresser : “Règnent aujourd’hui sur le marché du livre ce qu’on appelle les “feel-good books”, main dans la main avec leurs jumeaux maléfiques, les livres de développement personnel. Ces ouvrages agissent sur nous comme le fait un shot de sucre, activant puissamment le circuit neuronal de la récompense – sans prémunir pour autant de la chute, une fois l’éblouissement du confort passé.”
Ça m’a bien agacé, ce discours, et j’ai donc répondu à mon ami : « Merci camarade. Je ne connais pas cette dame, ni son bouquin, mais ce passage me semble – en toute subjectivité – cuistre, con et gratuit. Quels sont ses arguments ? A-t-elle lu toutes les études montrant l’intérêt et les bénéfices de ces livres qu’elle critique ? Peut-elle imaginer un instant, du haut de sa prétention, qu’ils sont sans doute plus bienfaisants que les siens ? Certes il y a de la daube parmi les livres de psychologie et de développement personnel, mais autant que parmi les romans ou les essais en tout genre : faut-il pour autant jeter l’ensemble à la poubelle ? Amitiés et à bientôt. »
Je sais, c’est con et excessif, les propos tenus sous l’emprise de la colère, mais ça m’a fait du bien de me lâcher un peu. Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses !
Les livres d’aide, ça marche. Si l’on ne s’en tient qu’aux ouvrages de psychologie et de développement personnel, les études sur ce qu’on appelle la « bibliothérapie » (la thérapie par les livres) montrent que leur lecture apporte un soutien et un soulagement réel, significatif et mesurable, dans de nombreuses souffrances, comme les états dépressifs ou anxieux, les troubles du sommeil, la timidité, etc.
Rien de miraculeux, juste une aide parmi d’autres ; mais peu coûteuse, toujours disponible ; et qui sera encore plus nette chez les personnes suivies par ailleurs en psychothérapie.
D’ailleurs, d’autres recherches montrent aussi les bénéfices de la lecture en général, les romans par exemple, qui aident à cultiver son empathie et sa curiosité, qui permettent de voir le monde avec les yeux d’autrui. La poésie n’est pas en reste, qui nous aide, à sa manière indirecte, intime et fraternelle, à réfléchir sur ce qu’est une vie humaine, avec ses joies et ses peines…
Quand Apollinaire, dans Le Pont Mirabeau, nous parle de la joie et de la peine, qui s’entremêlent à chaque instant de notre vie, il ne nous donne pas de conseils, mais nous permet d’éprouver des sentiments de proximité, de fraternité, d’humanité commune et partagée. Du réconfort face à nos souffrances. C’est l’orientation de la psychologie positive contemporaine, qui n’en est plus au stade de la méthode Coué : nous avons besoin du bonheur non pas pour nous masquer le malheur, mais pour nous donner la force de l’affronter, de le traverser, de nous en remettre…
C’est pour cela qu’un livre ne nous fait pas du bien seulement parce qu’il nous réconforte, nous conseille ou nous encourage. Des auteurs sombres peuvent aussi nous éclairer !
Comme Cioran, dont les titres des ouvrages en disent long sur sa vision du monde : De l’inconvénient d’être né, Syllogismes de l’amertume, et autres Pensées étranglées. Ses livres nous aident, pourtant, parce qu’ils montrent jusqu’à quelle forme de pire peut nous conduire le nihilisme et le goût du désespoir. Parce qu’ils nous débarrassent de nos illusions et de nos fausses espérances. Parce qu’ils nous ramènent au monde tel que nous devons l’habiter : à la fois imparfait et merveilleux, dur et tendre, etc.
Les écrits de Cioran, et des autres auteurs mélanographes, comme Houellebecq, n’annulent pas la nécessité et la possibilité du bonheur, ils rappellent simplement que le seul bonheur qui vaille est celui qui admet l’existence et la possibilité du malheur, du tragique.
Et nous avons sans doute besoin de ces deux familles de livres, ceux qui nous désolent et ceux qui nous consolent, pour construire une vision personnelle et réaliste de l’existence et des efforts à y conduire.
Mais pour ma part, je me sens plus à l’aise du côté de ceux qui encouragent l’espoir, comme le poète Christian Bobin, qui écrit dans La Lumière du monde : « J’ai toujours considéré qu’un écrivain avait plutôt des devoirs que des droits, et un de ces devoirs est d’aider à vivre. Si j’ai mis de la lumière dans mes livres, c’est aussi pour ne pas assombrir l’autre, par courtoisie envers celui qui me lit. Il m’a toujours semblé qu’il existait assez d’écrivains qui se font une spécialité d’assombrir et de dénigrer la vie. »
Et vous, quel est le dernier livre qui a changé quelque chose en vous, et vous a fait grandir ?
Illustration : Le Pont Mirabeau, à Paris, tel que pouvait le voir Guillaume Apollinaire.
PS : ce texte reprend ma chronique du mardi 7 janvier 2020 sur France Inter, dans l’émission d’Ali Rebeihi, Grand Bien Vous Fasse.