Aimé ou préféré ?

 

 « Aimez-vous les uns les autres, a dit Jésus ; mais il n’a pas interdit les préférences. » Ce dicton polonais rappelle que les préférences sont inévitables. Certes, mais le problème, ce sont les réactions des personnes qui ne sont pas les préférées…

Quand elles étaient plus jeunes, mes trois filles s’amusaient parfois à me persécuter lors des repas familiaux. L’une d’elles commençait à me demander, mi-sérieuse, mi-blagueuse, et surtout devant les deux autres : « Allez Papa, dis-leur, avoue-leur que c’est moi ta préférée ! ».

Au début, je tentais de m’en sortir en disant que je les aimais également toutes les trois, mais ça ne marchait pas. Alors, à la fin, je rentrais dans la blague et répondais à la première « Bien sûr, c’est toi ma préférée ! ».

La deuxième s’étranglait alors : « Comment, ce n’est pas moi ? » Je m’exclamais du coup : « Mais si, c’est toi bien sûr ma préférée ! Mais c’est pour ne pas vexer ta sœur que je lui ai dit que c’était elle. »

Et avant que la troisième ne démarre, je lui disais, pour terminer : « Bon, ça reste entre nous, mais évidemment que c’est toi que je préfère, hein.. Mais on ne va pas leur dire… »

Si j’avais eu plus de mémoire, j’aurais pu leur réciter ces mots de Jean-Jacques Rousseau, dans son traité d’éducation L’Émile : « Un père n’a point de choix et ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous ses enfants sont également ses enfants ; il leur doit à tous les mêmes soins et la même tendresse. » Mais la discussion aurait été moins drôle…

Pourtant, à l’époque, ça m’avait fait réfléchir, cette blague, qui n’en était peut-être pas complètement une, car je pense que mes filles, comme tous les enfants, se posaient vraiment la question de l’enfant préféré. Il me semble, en tant que père, que je n’avais pas de préférences claires, mais plutôt des connivences, plus ou moins fortes,avec chacune d’elles, selon les domaines : partages intellectuels avec l’une, émotionnels avec l’autre, crises de rire avec la dernière, etc… J’avais aussi un sentiment de proximité et de profondeur de nos échanges qui variait avec le temps, tantôt plus fort avec l’une tantôt plus fort avec l’autre, selon les années et les moments de vie.

Mais en vérité, ce qui m’intéresse le plus, en bon psychiatre, ce n’est pas le désir d’être préféré, mais son inverse, le sentiment de ne pas l’être, et d’être au contraire délaissé, mal-aimé

Eh oui, que faire quand on n’est pas préféré ? Ou qu’on ne se sent pas préféré ?

Les réactions sont diverses, mais, pour faire simple, il existe deux grandes voies.

La première est celle du regret, de la plainte, de l’accrochage douloureux à un passé défavorable, qu’il soit réel ou fantasmé, ou un peu des deux. On va regretter toute notre vie de ne pas avoir été préféré, et bien souvent, ça se réglera en psychothérapie. Mais ça se règle, pas de souci !

La seconde voie est celle de l’acceptation tranquille de la situation ; c’est la voie qu’adoptent souvent ceux qu’on appelle les « enfants du milieu ». On se sait moins admiré que l’ainé, mais on voit bien qu’on a moins de pression, aussi. On se sait moins chouchouté que le benjamin, mais on voit bien qu’on est aussi moins étouffé d’amour. Alors, finalement, on en arrive à se sentir non pas négligé mais allégé, libéré, à même de tracer son chemin sans trop d’attentes ni de contraintes.

Oui, l’inconvénient de se sentir préféré, c’est que l’on se sent certes aimé, mais avec en plus le devoir de ne pas décevoir. La préférence est un amour lourd, un amour avec des attentes de retour sur investissement.

Vous connaissez peut-être la célèbre formule de Gide : « Je ne veux pas être aimé, je veux être préféré. »

Eh bien, parfois je me demande s’il ne faudrait pas l’inverser, et plutôt se dire : « Je ne veux pas être préféré, je veux juste être aimé ».

Juste être aimé, est-ce que cela ne nous donne pas autant de force, mais plus de liberté ?

Allez, comme je vous aime, je ne réponds pas à votre place, et je préfère vous laisser y réfléchir…

 

Illustration : Le squelette de la peinture (James Ensor, 1896, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers). 

PS : cet article reprend ma chronique du 12 mars 2024 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.