Annie Ernaux, une phrase pour soi…

 

Le 10 décembre 2022, Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de Littérature.

Cette reconnaissance de son travail d’écrivaine m’a mis en joie : je me souviens du choc ressenti à mes premières lectures de ses écrits, qui racontent d’une plume sobre et dépouillée la trajectoire d’une femme issue d’un milieu modeste et peu cultivé, et devenant ce qu’on appelle aujourd’hui une « transfuge de classe ».

Depuis ce prix, Annie Ernaux s’est beaucoup exprimée ; et a de ce fait été beaucoup critiquée, pour avoir davantage parlé politique que littérature, rappelant inlassablement qu’elle écrivait pour « venger sa race » des humiliations sociales endurées par elle, ses parents, et leurs semblables.

Rien de surprenant : d’abord parce que beaucoup d’écrivains profitent ainsi de leur mise en avant médiatique pour reparler de leurs convictions sociétales ; ensuite parce qu’elle a toujours été claire sur ce point, ne cachant rien de ses combats, ni de ses soutiens actifs à un féminisme radical et à l’extrême-gauche.

Pourtant, quelque chose n’allait pas à mes yeux. Comme si une part de mon admiration s’était transformée en déception. Au bout d’un moment, j’ai compris mon problème…

Dans ma tête de psy, le succès et la reconnaissance doivent nous changer, nous apaiser, nous « ouvrir les chakras », comme on dit dans les salles de yoga. Nous rendre bienveillants et, sans effacer nos convictions, nous pousser à les porter avec plus de calme, et moins de rage, puisque nous avons désormais la certitude d’être écouté.

Or, Annie Ernaux est restée mordante, agressive, cognant dur notamment sur Houellebecq (autre prétendant supposé au Nobel), le gouvernement et toutes les formes de domination sociale. Preuve de rigidité dans ses vues, selon ses détracteurs ; preuve de fidélité à elle-même, selon ses supporteurs.

Un peu perdu dans mes opinions, j’ai décidé de la seule chose utile quand on est désorienté : revenir aux faits ; et dans son cas, aux écrits. Je suis mis à la relire, et tout est devenu clair : même quand elle parle de son intimité, de sa sexualité, elle reste à distance d’elle-même. Elle ne se confie pas, elle témoigne. Elle ne parle d’elle que pour parler d’une condition donnée (femme, transfuge de classe, mère et travailleuse) à une époque donnée (la fin du XXème siècle).

Du coup, mes petites histoires de développement personnel (« tiens, voyons comment le Nobel a peut-être transformé cette femme que j’admire ») tombaient totalement à côté ! La psychologie, les efforts pour se changer, ce n’est pas son truc. Et c’est sans doute pour cela, je le comprends sur le tard, que ses livres me passionnent : ils élargissent mon champ de vision, du psychologique au sociologique, et au politique.

Mais comme rien n’est simple, plus je la relis, plus je tombe sur de petites perles, comme celle-ci (dans Les Années) : « Trouver une phrase pour soi, une phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre ». Quelle belle définition d’un mantra ! Si ce n’est pas de la psychologie, ça…

 

Illustration : Annie Ernaux dans ses jeunes années.

PS : cette chronique a été publiée à l’origine dans Psychologies Magazine en février 2023.