Bon courage et gai visage 

 

La scène se passe dans un train. Je suis assis face à une grand-mère, en voyage avec son petit fils, qui doit avoir 2 ou 3 ans. À un moment, ils s’endorment tous deux. J’observe leurs visages ensommeillés. Quelle différence !

L’enfant a les traits détendus, angéliques. Mais le visage de sa grand-mère est contracté, son front plissé, comme si elle était soucieuse jusque dans son sommeil. Je me mets à rêver en la contemplant ; je me demande si quelque chose la tourmente en ce moment ; ou si c’est juste le passage de la vie qui nous use ainsi. Je me demande aussi quelle tête je fais moi-même lorsque je somnole dans un train.

Au bout d’un moment, la grand-mère rouvre les yeux et interrompt sa sieste ; je redécouvre qu’une fois éveillée, et libérée des inquiétudes de son sommeil, elle a un beau visage régulier ; un beau visage, parcouru des rides laissées peu à peu par la vie, et encadré de cheveux gris, qui lui font comme une couronne de sagesse.

Les expressions de notre visage traduisent bien souvent ce qui se passe dans notre cerveau, nos pensées, nos émotions. Mais peut-être aussi qu’année après année, le visage devient le reflet de tout ce que nous avons traversé dans notre vie, surtout notre visage endormi ? Goethe écrivait : « On voit au visage de la femme si elle a un bon mari. » Il ne disait rien du visage des maris… Mais peut-être voit-on aux visages de tous les humains s’ils ont eu une bonne vie ?

J’aime regarder les gens, j’ai vraiment eu de la chance d’être psychiatre ! C’est un métier dans lequel on passe son temps à observer ses patients. Pour y décrypter leur état émotionnel, leur énergie vitale, leur fragilité parfois, comme quand cherche à sonder leur degré d’adhésion aux paroles de désespoir qu’ils prononcent. Et bien souvent, on sent venir, longtemps à l’avance, le moment où les larmes qu’ils retiennent depuis le début de la séance vont commencer à couler.

Mais il n’est pas nécessaire d’être médecin pour contempler de nouveau visages chaque jour, il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de soi. Dans la rue, les magasins, les transports en commun, nous croisons chaque jour des dizaines de visages. Cependant, le plus souvent nous ne les regardons pas, parce que nous regardons les écrans de nos téléphones, ou parce que nous sommes, c’est déjà moins pire, perdus dans nos pensées. Il suffirait pourtant de relever la tête, pour découvrir la diversité de ce qu’éprouve l’humanité.

C’est ce que faisait le poète Christian Bobin, lui qui n’aimait pourtant guère quitter son bois et sa campagne, lui qui n’aimait pas les villes mais qui aimait les humains. Voici ce qu’il racontait un jour dans un entretien : « Beaucoup de visages se ferment dans les villes… C’est vrai… Mais cette fermeture n’est pas définitive. L’inépuisable est à notre porte. Dans le métro, les gens sont beaux, mais ils ne le savent pas. Parfois, ils ont des visages de livres fermés ; mais il suffit de très peu pour rouvrir un livre fermé… »

C’est beau cette image de visages comme des livres… Mais quel dommage qu’ils soient si souvent fermés, ces visages-livres. Et quel bonheur, à l’inverse, lorsque nous croisons des visages inconnus mais souriants. Souriants pas forcément à nous, mais à la vie, au plaisir simple d’exister. On sait que les sourires sont contagieux, comme le sont les mines renfrognées. Vous me voyez venir…

C’est Camus qui écrivait : « Au-delà d’un certain âge, tout homme est responsable de son visage. » Alors, toutes les fois où nous ne sommes ni en deuil, ni ruinés, ni licenciés, ni en plein divorce, peut-être pourrions-nous faire le léger effort de sourire et d’apaiser nos traits. Je connaissais autrefois un vieux curé basque, qui nous disait, quand nous nous séparions : « Agur ! Bon courage et gai visage ».

Gai visage : on essaie tout à l’heure en sortant dans la rue ?

 

Illustration : Henry Raeburn, Le Pasteur patinant, 1795, National Gallery of Scotland, Édimbourg.

PS : cet article reprend ma chronique du 6 décembre 2022 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.