“C’est pas juste !”

« C’est pas juste ! »

Voilà une phrase que la plupart des parents ont souvent entendue. Lorsque mes filles étaient petites, j’étais souvent invité à rendre la justice dans leurs conflits ; ce qui parfois ne pouvait avoir lieu qu’après une petite opération de police familiale, pour contraindre les plus âgées à ne pas abuser de leur force sur les plus jeunes. J’ai bien fait de devenir psychiatre plutôt que magistrat, car je donnai rarement satisfaction, n’arrivant jamais à rendre de jugements faisant l’unanimité !

Mais qu’est-ce que la justice ? C’est l’insititution qui assure le respect de la loi dans un esprit d’équité. Double flou : d’abord, comment être sûr que la loi elle-même est juste ? Ensuite, comment faire comprendre que l’équité n’est pas l’égalité (que les riches doivent payer proportionnellement plus d’impôt que les pauvres, que les puissants et les grands doivent observer plus de devoirs que les faibles et les petits, etc.).

Et pourtant, il est vital qu’une justice existe : parce qu’elle est le seul frein à la loi du plus fort ; et parce qu’elle est un besoin humain dont les fondements sont biologiques.

De nombreuses études montrent ainsi que dans le monde animal existe une « aversion à l’inéquité ». Dans une étude classique, des chercheurs apprenaient à deux petits singes à accomplir une tâche simple ; ils les récompensaient alors par un morceau de concombre. Les cages étant voisines, les singes voyaient ce qui se passait chez le copain.

Un jour, l’un des deux singes reçoit en récompense du travail accompli une friandise au lieu du morceau de concombre, alors que son « collègue » ne reçoit que le concombre réglementaire : ce dernier s’emporte alors, et refuse sa récompense, qu’il jette au visage de l’expérimentateur. Le sentiment d’injustice le pousse à se révolter !

Sous des formes différentes, on retrouve cette aversion à l’inéquité chez d’autres animaux, comme les chiens ou les loups ; selon la plupart des éthologues, elle existe probablement au sein de toutes les espèces dites « sociales », dans lesquelle la coopération est la règle, et conduit au partage des bénéfices obtenus.

C’est sur ce socle inné que l’espèce humaine a peu à peu élaboré son idéal de justice : pour tempérer les risques d’agressions et de désordres liés à l’injustice et l’inéquité. Car, comme le note Romain Rolland, grand écrivain pacifiste, dans son ouvrage Quatorze Juillet : « Quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice… »

Mais, comme l’ordre injuste, le désordre n’est pas bénéfique à la survie à long terme, et à l’épanouissement des groupes, humains ou animaux. Alors, il fallut inventer la justice…

Ainsi, au départ, le besoin de justice ne part pas d’un idéal généreux, mais d’une morsure égoïste : l’intolérance à l’injustice, lorsqu’elle nous concerne.

La Rochefoucauld le rappelle cruellement, dans ses Réflexions Morales : « L’amour de la justice n’est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir de l’injustice. »

La justice reste pour autant une belle idée. Mais la tendance de chacun est de la réclamer lorsque ses intérêts sont menacés, et de l’oublier lorsqu’elle les entrave. Ainsi va l’esprit humain.

Alors, n’oublions jamais que les fondations de la justice s’ancrent dans la boue de nos égoïsmes. Et admirons la beauté et la grandeur de ce cheminement de la justice, du particulier au général, de l’égoïsme à l’idéal !

 

Illustration : “C’est pas juste, toujours moi qui rame !” (Partie de bateau, par Gustave Caillebotte, 1877-1878).

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen n° 61, en 2022.

Références scientifiques :  

  • Monkeys reject unequal pay. Nature 2003, 425 : 297-299.
  • Are capuchin monkeys inequity averse? Proceedings of the Royal Society (Biology) 2006, 273 : 1223-1228.
  • Domestication does not explain the presence of inequity aversion in dogs. Current Biology 2017, 27 : 1861-1865.