Chance et malchance

 

Faites le test avec vos proches : demandez-leur à quoi leur fait penser le mot « chance », quelles images, quels souvenirs il fait naître en eux ? Vous allez voir, c’est passionnant. Pour ma part, le mot « chance » est comme le mot « bonheur » : c’est un mot non pas léger, mais grave, et paradoxal, un mot qui fait naître aussitôt à mon esprit des pensées sur la fragilité de la vie humaine.

Un mot qui me fait songer à ces lignes de Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe (I, VII) : « Tous, tant que nous sommes, nous n’avons à nous que la minute présente ; celle qui suit est à Dieu : il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l’ami que l’on quitte : notre mort ou la sienne. Combien d’hommes n’ont jamais remonté l’escalier qu’ils avaient descendu ! »

Attention, attention ! N’allez pas croire que je suis dépressif ! Juste un peu triste, comme ça, de temps en temps, quand je songe à des sujets graves, comme la chance ou le destin. La vie est belle. Mais nous sommes fragiles, et mortels. Alors, notre première chance, c’est la chance d’être en vie, d’être toujours en vie, à cet instant. Et notre premier devoir, si nous aimons la vie, c’est d’essayer, avant même de vouloir la prolonger cette vie, de la savourer, de la densifier : sourire, aimer, agir. Mais surtout sourire ! Même quand toute la pluie tombe sur nous 

La chance ou la malchance, ce sont nos mots à nous, les humains, à propos de ces deux grands phénomènes que sont le hasard et la nécessité.

J’ai oublié mon parapluie alors qu’il pleut sans cesse, et, coup de chance, la pluie s’arrête juste au moment où je dois sortir. J’appelle ça de la chance. Ce n’est que du hasard, mais un hasard que j’habille joyeusement, que je personnalise, en l’adaptant à mon petit destin. C’est très bien, ça embellit ma vie.

Par contre, si la pluie ne s’arrête pas et que je suis trempé à l’arrivée, je me dirai alors : « pas de chance ! ». Que du hasard là encore, mais le nommer malchance fait de moi le mini-héros d’une petite histoire de confrontation à une nature hostile, de petite adversité traversée malgré tout.

Finalement, la chance, c’est quand on se raconte des histoires à propos du hasard.

La chance, c’est le rebond capricieux du ballon pendant un match de rugby : s’il part du bon côté, on marque l’essai ; s’il part de l’autre, c’est raté.

Mais justement, au rugby comme dans la vie, on voit bien que certains ont plus souvent de la chance que d’autres. La chance n’existe pas, mais les humains chanceux, oui, ils existent.

On a étudié ça, et on a montré que les personnes qui ont de la chance sont celles qui agissent au lieu de regarder, qui parlent et vont vers les autres au lieu d’attendre qu’on vienne vers elles, qui après un échec réfléchissent et recommencent au lieu de regretter et de renoncer, qui sourient au lieu de se renfrogner. Et ainsi de suite : la chance est toujours du côté de la vie, et non du repli…

Croire à la chance finalement, c’est comme croire en Dieu : on sait bien que ça ne suffira pas pour que tout nous réussisse, mais ça fait du bien de se dire qu’on n’est pas seul au monde, avec nos petits efforts dérisoires.

Croire à la chance, c’est comme faire preuve d’espérance : un peu infondé, mais tellement préférable au fait de croire à la malchance et de désespérer.

Vous connaissez la phrase de Primo Levi : « Je ne saurais donner de justification à cette confiance en l’avenir de l’homme qui m’habite. Il est possible qu’elle ne soit pas rationnelle. Mais le désespoir, lui, est irrationnel : il ne résout aucun problème, il en crée même de nouveaux et il est par nature une souffrance. » Croire à la chance est irrationnel, mais fait moins de dégâts que croire à la malchance.

Bon, je prends conscience que mes citations sont un peu tristes aujourd’hui, alors en voici une dernière, plus joyeuse. Et qui, finalement, résume parfaitement la bonne attitude à adopter pour avoir de la chance : « Allah est grand, mais attache quand même ton chameau au piquet ! »

Allez, bonne journée les ami(e)s : vous n’imaginez pas tous les dangers auxquels vous allez échapper, sans le savoir, grâce à la chance !

 

PS : cet article reprend ma chronique du 6 septembre 2022 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.

Illustration : la belle gravure de Dufy, dans le recueil de poèmes Bestiaire, du génial Apollinaire.

D’ailleurs, tenez, en bonus, je vous propose le poème justement nommé “Le dromadaire”

“Avec ses quatre dromadaires 

Don Pedro d’Alfaroubeira

Courut le monde et l’admira

Il fit ce que je voudrais faire

Si j’avais quatre dromadaires”