Comment ne plus se gaver de cogitations 

 

« Hé quoi ! Que fais-je au monde avec mes tourments et mes sophistiques ? Les oiseaux, les serpents, les moustiques même vivent ici-bas de rayons et de chair. Naître leur donne droit à la joie. Seul l’homme, s’arrachant à son plein lot de pain et d’air, se mésallie avec les concepts, bifurque aux chimères, se gave de cogitations. »

Magnifiques, ces lignes de Joseph Delteil, dans son roman La Fayette !

Eh oui, ruminer, c’est bifurquer aux chimères, et se gaver de cogitations. C’est réfléchir sans fin, sans efficacité, sans soulagement. C’est penser en rond, d’une pensée inutile et douloureuse. C’est un piège, aussi : quand on rumine, on croit au début qu’on réfléchit, alors qu’on ressasse ; et quand on s’en aperçoit, on est déjà piégé ; les ruminations c’est comme les feux de forêt, plus difficile à arrêter une fois que c’est lancé.

Il existe bien sûr toutes sortes de ruminations : des ruminations anticipées « il faudrait que j’arrive à faire ceci ou à dire cela… » ; ou des ruminations rétrospectives « je n’aurais pas dû faire ceci ou à dire cela… ». Dans tous les cas, la rumination étale nos soucis dans le temps, elle les fait durer inutilement.

Une fois lancée dans notre cervelle, la rumination est difficile à arrêter, un peu comme ces airs de musique lancinants qu’on n’arrive pas à se sortir de la tête une fois entendus, et que les chercheurs en neuropsychologie appellent des « vers d’oreille »…

Agaçante, la rumination, montre que notre cerveau garde une part d’autonomie, qui nous échappe, comme le notait Paul Valéry : « La conscience règne mais ne gouverne pas. » C’est vexant, mais c’est la réalité : nous sommes en colocation avec notre cerveau, et il ne nous demande pas notre avis sur tout…

Bon, mais la vraie question face aux ruminations, c’est : Que faire ?

Eh bien, d’abord, repérer le plus vite possible que notre cerveau est passé sur ce registre, grâce à 3 questions. En se demandant : « Depuis que je réfléchis à ce problème :

1) est-ce que j’ai l’impression d’avoir avancé sur le chemin d’une solution ?

2) à défaut, est-ce que j’ai l’impression de mieux comprendre la situation, d’y voir plus clair ?

3) sinon, enfin, est-ce que je me sens un peu soulagé d’y avoir pensé ? »

Si je réponds non à ces 3 interrogations, c’est que je ne suis plus en train de réfléchir, mais de ruminer. Et qu’il me vaut mieux arrêter !

Alors, je peux me tourner vers un des nombreux outils anti-ruminations existants, tous assez simples, et efficaces à condition de les pratiquer vraiment et régulièrement. Par exemple, sortir marcher quinze minutes : car la mobilisation du corps détourne notre esprit de ses seules cogitations. Ou écrire ce qui nous tracasse : car il est difficile de ressasser par écrit, on voit plus vite qu’on tourne en rond et en vain.

Mais à mes yeux, outil parfait sur le long terme, c’est la méditation de pleine conscience.

C’est logique, puisque la rumination, c’est une capture et un emprisonnement de l’attention. Or, dans la méditation, on apprend à observer le fonctionnement de notre attention : à mieux voir les moments où elle se fait attirer et piéger par les soucis ; et à mieux l’élargir et la redistribuer sur autre chose, à la défocaliser : c’est ce qu’on appelle l’attention ouverte, par rapport à l’attention refermée sur les ruminations.

Dans les exercices d’attention ouverte, les ruminations, on les laisse vivre leur vie, mais aux côtés d’autres invités : on prend aussi conscience de son souffle, de son corps, de ses sensations, des sons….

Et puis, on peut aussi s’entraîner à des ruminations positives.

Vous avez remarqué ? On ne rumine pas à l’infini nos bonheurs, mais plutôt nos ennuis. C’est le fameux biais de négativité, qui rend notre cerveau humain spontanément plus apte au négatif qu’au positif. Ça se corrige, ça s’équilibre : par exemple, on peut tous les soirs, ruminer un peu les plus beaux moments de sa journée, y repenser, les revivre, en raviver les sensations, les images…

C’est ce que faisait volontiers Jean-Jacques Rousseau, écrivant : « Mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux. »

Allez, cette semaine, faites comme Jean-Jacques : essayez de ruminer un peu les bons moments de vos journées, et observez le résultat…

 

Illustration : un bon moyen pour arrêter les ruminations, rire avec les copains (Oiseau et écureuil, par Vadim Trunov).

PS : cet article reprend ma chronique du 13 juin 2023, que vous pouvez écouter ici, c’était dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.