Donne-moi la main

J’ai de drôle de synapses dans le cerveau : quand on me parle d’un truc bien, je pense tout de suite à son contraire. Si on me parle de bonheur, je pense aux gens malheureux ; si on me parle famille ou couple, je pense aux gens seuls ; si on me parle d’un bon repas, je pense aux gens qui ont faim…

Et si on me parle de main ? Je pense aux personnes qui n’en ont pas.

C’est un souvenir d’enfance : un monsieur sonne à la porte chez mes grands-parents pour leur vendre des cartes postales au profit d’une œuvre de charité. Il leur explique qu’elles sont peintes avec les pieds, par des artistes sans mains. Quoi ?! Il y a des gens qui n’ont pas de mains ?

Me voilà saisi d’un grand effroi enfantin ! Et d’inquiétudes obsédantes pendant plusieurs jours : peindre, d’accord, mais si ça m’arrivait à moi, je ferais comment pour écrire, me gratter la tête, me laver, m’habiller, manger, mettre mes doigts dans mon nez…

C’est peut-être de ce moment que date ma fascination pour les mains ?

Et mon émotion face aux humains qui se donnent la main.…

Lorsque je vois des personnes très âgées, qui marchent tout doucement, en se tenant la main, je suis touché par la fragilité et l’amour qui se dégage de ce petit geste.

Touché aussi quand je croise de petits enfants de maternelle en sortie scolaire, marchant en rang sur le trottoir, se tenant par la main deux par deux, touché par leur candeur et leur confiance en la vie.

Et puis, bien sûr, je me souviens de mon premier amour d’enfance, au CE1, pour une petite fille dont je tairais le nom, avec qui je marchais main dans la main dans la cour de l’école, à chaque récréation….

C’est beau, ce geste de se donner la main.

Mais il n’y a pas que ça que j’admire et qui me touche dans la main : il y a aussi l’habileté qu’elle permet, l’intelligence qu’elle exprime. J’aime contempler les premiers outils de l’humanité : ces silex cassés, appelés « bifaces », tranchants de chaque côté, comme des couteaux, pointus au bout, comme un poinçon. J’aime imaginer la main des pithécanthropes, qui les ont fabriqués, puis utilisés…

Personnellement, je n’aurais pas été un bon pithécanthrope.

Je ne suis pas doué de mes mains, et nul en bricolage : mon talent maximal dans ce domaine, c’est planter un clou ou changer une ampoule. C’est peut-être pour ça que je suis devenu psychiatre, un des rares métiers médicaux où on ne se sert pas de ses mains, pas comme ces surdoués de chirurgiens, dentistes ou kinés.

Et voyez comme c’est étrange, la vie : malgré mon incompétence majeure, j’adore déambuler dans les magasins de bricolage. J’y suis comme un petit garçon dans un mystérieux musée, dans un temple empli d’objets aux pouvoirs magiques, dont je n’aurai jamais imaginé l’existence, et dont je ne comprends que rarement l’usage.

Un jour, en souvenir d’un pénible échec que j’avais subi en tentant d’installer une applique éclairante, j’y ai même acheté une pince à dénuder les fils électriques ; je ne m’en suis jamais servi depuis, mais sur le moment ça m’a consolé.

Dans ces lieux incroyables, je découvre le génie manuel des humains, et des outils à l’infini, tous plus intelligents les uns que les autres.

Et dans ces moments, je me dis que c’est bon d’admirer un talent dont on est absolument dépossédé, de se réjouir, au lieu de s’en inquiéter, de s’en lamenter, de se réjouir que d’autres que soi s’en trouvent dotés…

 

Illustration : une main nous montrant le ciel (Musée d’art roman de Vic, en Catalogne espagnole).

PS : cet article reprend ma chronique (à écouter ICI) du 12 septembre 2023 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.