Donner des claques ou faire des bises ?

« Quand je passe des jours et des jours au milieu de textes où il n’est question que de quiétude, de contemplation, de renoncement, il arrive que l’envie me prenne de sortir dans la rue et de casser la gueule au premier passant. »

Voilà ce que notait un jour le moraliste Cioran, dans son journal. Eh oui, les humains sont ainsi faits que l’excès de Yin leur donne envie de Yang : trop de sucre donne envie de sel, trop de soleil donne envie de pluie, trop de tendresse donne envie de rudesse, trop manger donne envie de jeûner ; trop de positif donne envie de négatif …

Quand mes filles étaient petites, je leur proposais chaque année, pour leur anniversaire, de passer une journée entière ensemble, en tête-à tête papa-fillette, à faire ce qu’elles souhaitaient. Du coup, je me retrouvais chaque année à Eurodisney, car c’est ce qu’elles me réclamaient : une journée chez Mickey. Bon…

Ces journées restent à ma mémoire de très bons et joyeux souvenirs. {{lancer musique à ce moment}} C’était merveilleux d’être ensemble, en tête-à-tête, de déambuler dans les allées, baignés dans les sourires, les émerveillements et la bonne humeur, accompagnés en permanence d’une délicieuse et sirupeuse musique 

Bon, en fin de journée, nous avions passé un délicieux moment ensemble ; mais j’avais, après cette surexposition aux barbes à papa, au Coca-Cola, et à un monde enchanté, une envie féroce de manger du saucisson et de boire du vin rouge, de dire des gros mots et de donner des coups de pieds dans les poubelles.

J’avais envie de retourner dans la vraie vie. Celle où il y a de l’adversité, celle où on se frotte au réel et où ça écorche un peu, parfois. La vraie vie, celle où on n’a pas le choix, celle où le négatif nous rattrape toujours, sans qu’on ait besoin de l’appeler de ses vœux pour tester ses bienfaits.

L’adversité, c’est le loyer de la vie. Que faire d’autre que l’affronter, l’accepter, et nous en dépatouiller ? Puis revenir, de notre mieux, vers le bonheur.

Personnellement, j’aimerais mieux ne pas avoir à me réjouir des bienfaits du négatif. J’aimerais mieux savoir que l’adversité et les épreuves existent, sans avoir à les vivre. J’aimerais mieux que les gens que j’aime ne tombent pas malades, ne soient pas malheureux, ne souffrent pas, ne meurent pas. Voilà ce  que je voudrais.

Mais ça ne marche pas comme ça, une vie humaine.

Il y a certainement des bienfaits au négatif, il y a évidemment une sagesse du malheur et de l’adversité : savoir l’admettre, savoir s’en nourrir, essayer de s’en instruire, s’efforcer d’y survivre.

Mais je préfère la sagesse du bonheur, à savourer lorsqu’il passe, pour se préparer aux jours mauvais. Cette sagesse n’est pas si facile et évidente qu’elle n’en a l’air. C’est l’auteur grec Xénophon, dans son traité d’éducation intitulé Cyropédie, qui notait ceci, il y a presque 2.500 ans : « Il est plus difficile de rencontrer un homme sachant supporter le bonheur que le malheur. »

La difficulté à supporter le bonheur, ou même l’évocation du bonheur… C’était peut-être le cas de Cioran, dont je vous lisais les remarques tout à l’heure, à qui les textes de sérénité donnaient envie de sortir dans la rue distribuer des claques aux passants.

Pour ma part, c’est à force de subir chaque jour des flots de nouvelles et d’informations où il n’est question que de violence, de mort, de pandémie, d’attentats et d’injustice, que l’envie me prend parfois de sortir dans la rue, et de serrer dans mes bras tous les humains qui passent…

PS : cet article reprend ma chronique du 26 janvier 2021 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.

Illustration : le policier de cette vieille BD a choisi à qui il fera des bises ; pas au méchant monsieur en face de lui…