Efforts pour lâcher-prise ?
Quand un cygne nage sur un plan d’eau, tout n’est que grâce et calme : il avance avec élégance, mais sous la surface, ses petites pattes palmées s’agitent avec frénésie… Derrière la facilité, et sous l’apparence du lâcher-prise, les efforts ! C’est ce qu’on appelle en italien la « sprezzatura », cette décontraction qui est en réalité le fruit d’efforts, que l’on a invisibilisés.
Eh oui, les rapports entre effort et lâcher-prise sont plus compliqués qu’il n’y paraît.
Il n’y a pas d’un côté le bon et sympathique lâcher-prise, qui permet d’afficher sa décontraction, et de profiter de la vie, traduisant une vision cool de l’existence. Et de l’autre l’effort laborieux, juste bon pour les soumis et les tâcherons.
À l’inverse, l’effort n’est pas toujours du côté de la vertu ou de l’efficacité ; c’est parfois le lâcher-prise qui permet d’ouvrir le regard ou l’esprit, et d’atteindre ses objectifs en passant par une voie que des efforts répétés, voire crispés, ne permettaient pas.
Il y a par exemple un domaine où cette notion est capitale, c’est celui de la récupération après les efforts, avec la Sainte Trinité du lâcher-prise : repos, détente, sommeil. Le repos : c’est l’arrêt de l’effort, pour récupérer avant de continuer ou recommencer. La détente : c’est non seulement arrêter les efforts, mais savourer le repos en pleine conscience. Le sommeil : c’est le lâcher-prise total, on fait confiance à la nuit non seulement pour récupérer, mais pour faire le ménage dans notre tête !
Les rapports de l’effort et du lâcher-prise sont donc plus compliqués qu’ils n’en ont l’air. Ils évoquent à première vue ceux de la poule et de l’œuf : qui était là en premier ? Autrement dit, le lâcher-prise doit-il suivre l’effort (récupération) ou le précéder (préparation) ?
Ce n’est pas fini, car il y a aussi le lâcher-prise dans l’effort et l’effort dans le lâcher-prise. Voyez par exemple ce qui se passe dans la méditation : méditer ce n’est pas seulement se relaxer et lâcher prise, mais c’est aussi plus enchaîner certains efforts afin de se centrer sur l’instant présent. C’est mélanger en permanence les deux démarches pour en arriver à ce qu’elles ne soient plus dissociables : on est alors à la fois pleinement dans l’effort et pleinement dans le lâcher-prise ; et à un moment, ces deux notions n’ont plus de sens, il n’y a alors plus ni effort ni lâcher-prise, juste pleine conscience de l’instant…
C’est compliqué ? Eh oui, la vie est comme ça, passionnante et compliquée. C’est Paul Valéry qui le notait avec malice dans ses Mauvaises Pensées : « Ce qui est simple est faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. »
Il nous reste alors, pour aller plus loin, la démarche du Zen, avec ses célèbres Koans. Vous savez, ce sont ces préceptes apparemment paradoxaux, parfois sous forme de questions sans réponse claire ni définitive, destinées à nous ouvrir les yeux sur les limites de notre manière habituelle de raisonner.
Par exemple : « Pas d’effort sans lâcher prise, et pas de lâcher-prise sans effort ».
Ou bien : « Que deviendrait ma vie si je faisais l’effort de ne plus faire d’effort ! »
Ou encore : « Peut-on lâcher prise avec l’idée de lâcher-prise ? »
Allez, réfléchissez !
Ou pas…
Illustration : “Finalement, on lâche prise avec ce gros tas de ferraille, y’en a marre !” (la Tour Eiffel en 1888)…
PS : cet article reprend ma chronique du 28 juin 2022 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.