Fraternels parce que fragiles

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous enseignent les Évangiles.

Certes, mais si on ne s’aime pas ? Si on se déteste, jusqu’à se mettre en échec, jusqu’à se faire du mal parfois, comme c’est le cas avec de nombreuses personnes qui ont des problèmes d’estime de soi ? On fait alors aux autres le mal qu’on se fait à soi ?

Non, bien sûr. J’ai passé une bonne partie de ma vie de thérapeute à travailler sur les questions d’estime de soi. Et cela m’a amené à quelques convictions :

1) ne pas s’aimer soi-même est un mal fréquent (ne nous fions pas aux apparences du narcissisme contemporain, qui traduit bien souvent un besoin de réassurance plus qu’une expression de confiance) ;

2) la mésestime de soi prend racine dans la peur ravageuse de ne pas être aimé, la peur d’être mal jugé, rejeté, moqué, critiqué, voire humilié ou agressé ;

3) pour être aimé et apprécié de ses semblables, on choisit souvent de mauvaises solutions et de vaines protections : viser la perfection (stressant) ou la soumission (déprimant).

Les efforts recommandés en thérapie pour apprendre à s’aimer sont bien sûr à l’opposé : 1) comprendre que ces autres que nous craignons, envions ou idéalisons parfois, sont à notre image : eux aussi fragiles, dans le doute, en quête d’amour et d’approbation ; 2) que nous sommes imparfaits, tous, eux et nous, et que nous ne pouvons nous aimer que tels.

Une fois tout ce chemin accompli, nous pouvons habiter et pratique le message de Jésus, un peu aménagé : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même : en comprenant qu’il est, comme toi, fragile, inquiet et imparfait ». Et mortel.

Un de mes patients me disait un jour : « La vie est dure, on souffre, on souffre et à la fin, on meurt. Alors, c’est pour ça qu’il faut s’aimer les uns les autres, sinon ça ne vaut pas la peine ! » J’ai retrouvé l’écho de cette phrase dans l’ouvrage Ressusciter, du poète Christian Bobin : « Nous nous faisons beaucoup de tort les uns aux autres et puis un jour nous mourons. » Formule foudroyante, qui nous remet les idées en place : il n’y a pas d’autre manière de donner un sens à notre existence, de la rendre féconde et apaisée, que de faire preuve de bienveillance (si on a peur du mot amour) avec soi et avec les autres. C’est l’alpha et l’oméga de la vie ici-bas.

Illustration : humains, par Dubout.

PS : cet article est paru dans un hors-série de la revue Panorama à la fin de l’année 2021.