Freud, détresse et créativité

Dans une lettre datée de 1899, Freud se confie à son ami et collègue Wilhelm Fliess, à propos de son travail d’écriture : « Malheureusement mon style était mauvais, parce que j’allais trop bien physiquement ; il faut que je sois un peu misérable pour bien écrire. »

Il pose ainsi la question de la dose d’adversité nécessaire à notre créativité : « un peu misérable » écrit-il ; ce qui sous-entend que « tout à fait misérable » serait de trop. Nuance intéressante et prémonitoire, car on a longtemps associé la souffrance à la créativité, et considéré le bien-être comme un état de somnolence créative, peu propice à toute forme d’inspiration.

Les choses sont plus subtiles, et les recherches contemporaines dans ce domaine suggèrent un regard plus nuancé : elles nous apprennent, d’abord, que trop de souffrance, trop de pensées et d’émotions douloureuses, stérilise nos capacités à créer et à agir ; ensuite, que bien-être ou bonheur tendent, au contraire, à nous rendre plus créatifs, flexibles, optimistes et ouverts sur le monde, lorsque nous sommes confrontés à des défis, des obstacles ou des difficultés ; mais qu’en l’absence de nécessité ou de difficulté, les émotions agréables ne nous poussent guère à l’introspection, à la réflexion ou à l’action ; par contre, la traversée de l’adversité, si elle est suivie par une période heureuse, est la plus à même de nous aider à réfléchir en profondeur sur nous et notre vie, et d’accroître ainsi notre créativité.

Cela s’explique par les relations entre attention et émotions. Les émotions positives ouvrent notre attention à l’extérieur de nous-même : lorsque nous allons bien, nous sommes plus intéressés par le monde que par nous. À l’inverse, les émotions négatives replient notre attention sur nous-même : lorsque nous allons mal, nous sommes plus focalisés par la souffrance en nous que par la vie autour de nous.

De temps en temps, un détour par la souffrance et notre vie intérieure nous permet d’accomplir certains petits réglages bénéfiques, remises en question et efforts de transformation. Mais ensuite, il faut tester l’efficacité de ces réglages et décisions, et nous relancer dans la vie, qui ne se déroule pas seulement à l’intérieur de nous-même.

Savourer les bons moments, puis revenir dans le tourbillon de la vie ; mettre à plat ses souffrances, puis tester les solutions et résolutions imaginées, et savourer de nouveau le bonheur dont on a redécouvert l’importance. Dans tous les cas, le message est le même : prête attention à ta vie intérieure, puis relance-toi dans l’action de ta vie extérieure ; ce sont ces allers-retours qui rendront tes jours féconds !

La vie intérieure comme un détour, pas comme un séjour !

PS : cet article a été publié à l’origine dans le magazine Psychologies, en février 2021.

Illustration : pendant très longtemps, Freud a été notre super-héros, à nous les psys…