Il faut qu’on se parle !

 

 

Entendu l’autre jour dans la rue, où je laissais traîner mon oreille : « Les gens sont devenus indifférents les uns aux autres ; et quand ils se parlent c’est pour s’engueuler ! Même les députés ne veulent plus se saluer, se parler, juste se crier dessus. Quel spectacle ! »

Intuitivement je suis un peu de cet avis. Mais rationnellement, je m’interroge : sommes-nous bien sûrs que c’était mieux avant ? Longtemps avant, alors ! Voici par exemple ce que disait Sainte-Beuve, parlant du XVIIIe siècle : « Heureux temps ! toute la vie était alors tournée à la sociabilité ; tout était disposé pour le doux commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. »

Alors, simple illusion d’optique ou de nostalgie, ce sentiment que nous ne nous parlons plus ? Je ne le pense pas…

Chaque jour nous voyons des dizaines de conversations ne pas exister alors qu’elles auraient pu naître : ces personnes, à l’arrêt de bus ou dans une salle d’attente, qui fixent leurs portables ; ces familles à la table d’un restaurant, qui font de même en attendant leurs plats ; ces parents patientant à la sortie de l’école, indifférents les uns aux autres car absorbés par leurs écrans. Nous semblons avoir renoncé à regarder nos semblables et à converser avec eux.

Mais qu’est-ce au juste que la conversation ?

Ce n’est pas forcément un dialogue, cet échange approfondi au cours duquel on cherche à se comprendre en profondeur.

Ce n’est pas forcément une discussion, qui a pour but de mettre à plat un différent et d’éventuellement le résoudre.

Une conversation, c’est juste causer, échanger pour le plaisir, comme ça, sans but ni attente particulière, sans chercher à convaincre, expliquer, avoir le dessus.

La conversation, c’est le plaisir de la parole comme instrument de sociabilité : on échange avec les personnes proches dans une file d’attente ; on dit quelques mots au passager assis à côté de nous dans le train, avant de commencer son livre ou de poser un casque sur ses oreilles ; on s’arrête pour prendre des nouvelles lorsqu’on croise un voisin dans la rue ou chez un commerçant.

Le recul de la conversation dans nos vies quotidiennes s’explique par de nombreuses causes : l’omniprésence des écrans, bien sûr, qui nous coupent du monde et des autres ; les réseaux sociaux, qui nous incitent à ne fréquenter (virtuellement) que les humains de même opinion que nous ; le recul progressif des codes de sociabilité, comme la politesse, jugés insincères ou inutiles.

Ce délitement de nos capacités de conversation n’est pas si anodin. Les anglo-saxons appellent small-talks, expression que l’on pourrait traduire par petites causettes, ces petites conversations, brèves et bienveillantes, sur un sujet de la vie quotidienne. Elles sont un marqueur de sociabilité, de reconnaissance d’autrui, que l’on regarde et à qui l’on s’adresse. On sait en psychologie qu’elles sont inductrices de bien-être.

Mais leurs vertus sont plus grandes encore.

Elles sont une préparation à des échanges plus profonds, dont elles représentent en quelque sorte la « petite monnaie ». Elles peuvent nous apprendre à mieux écouter autrui. Certes, l’implacable La Rochefoucauld écrivait : « Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il veut dire qu’à ce que les autres disent. »

Converser n’empêche pas d’être autocentré, mais au moins, que l’on se parle, que l’on se dise des choses ! Et peu à peu, on apprendra à mieux écouter.

La conversation est aussi un espace où, par la rencontre, on peut apprendre à moins juger nos semblables, s’inspirant en cela de la célèbre formule de Spinoza : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas détester mais comprendre ».

Je suis persuadé aussi que nos petites causettes sont un frein, certes relatif, mais frein quand même, à la tentation du rejet, du conflit, du mépris : toutes ces « passions tristes » (une autre expression utilisée par Spinoza) sont plus difficiles à développer envers quelqu’un avec qui l’on bavarde régulièrement.

Enfin, la conversation est un moyen d’affûter notre connaissance des autres, du monde, et de nous-mêmes. À une condition, pas si facile : accepter que l’on nous dérange, contredise, contrarie.

Le génial Montaigne a eu dans ses Essais (III,8, De l’art de conférer) cette remarque lumineuse, qui rappelle tout ce qui nous manque aujourd’hui : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. »

Préférer les frottements du réel, de l’échange et de la conversation, aux caresses du virtuel et des réseaux sociaux : en serons-nous capables ? Je le pense, la sociabilité est un éternel besoin des sociétés humaines. Je le pense, mais il va y avoir du travail…

 

Illustration : si ce sont les préparatifs pour une petite causette, ça commence mal… (photo Passou).

PS : cet article a été publié dans le quotidien La Croix le 22 novembre 2024, dans le cadre de l’opération “Faut qu’on se parle”.