Inconsolables
Dans ma vie, j’ai mis du temps à comprendre que, face à certaines questions, nous n’avons pas le choix : à certaines, nous ne pouvons répondre que oui ; d’autres nous contraignent au non.
Ainsi, ce qu’on appelle une « requête » en psychologie sociale, c’est une question qui oblige au « oui ». Par exemple : si quelqu’un dans le train, vous dit : « je vais aux toilettes, vous voulez bien jeter un œil sur mon sac ? » Qui oserait répondre : « non, pas question ! » ?
Et à l’inverse, en psychologie du deuil, cette question : « peut-on se consoler de la mort d’un proche ? » Qui oserait répondre : « oui » ? « Oui, finalement, je me suis assez bien consolé(e) de la mort de mon mari, ou de ma femme… »
J’ai souvent l’impression que nous avons un problème avec la consolation. Avouer que l’on s’est consolé a bien souvent quelque chose de honteux ; c’est comme reconnaître que notre chagrin n’était pas si grand. De même, annoncer que l’on va consoler une personne endeuillée, cela semble prétentieux ; c’est comme si l’on considérait qu’un deuil n’est qu’un problème à résoudre, un sale moment à passer. Mais alors, tous les deuils restent-ils à jamais inconsolables ?
En tout cas, la plupart d’entre nous, même endeuillés continuons de vivre, malgré le poids du chagrin . Mais est-ce consolation, ou simple passage du temps ?
« Avec le temps, va, tout s’en va… », dit la chanson. Est-ce que le chagrin du deuil s’en va un jour, lui aussi ? Non, il s’enfouit, plutôt. Il reste là, quiescent, torpide ; et puis, il ressurgit, de temps en temps, brutalement.
Dans un beau témoignage, la journaliste Laure Adler, qui perdit son fils dans sa première année, raconte : « Il m’arrive d’être saisie, à certains moments, par des sanglots irréfrénés, qui remontent du bas du ventre jusqu’à la gorge, sans que je puisse les maîtriser, parfois avec une telle puissance que cela peut me couper la respiration. […] Cela m’arrive plusieurs fois par an, toujours quand je suis seule, souvent dans le silence. Le reste du temps, je ne sais pas où est mon chagrin. »
Puis elle ajoute : « Je suis inconsolable, mais je ne l’ai pas décidé. […] Au début, on espère que le temps – comme tout le monde s’applique à vous le dire – “arrangera les choses”. […] Dans la réalité, plus les années passent, plus je suis inconsolable. »
Le mot « inconsolable » est ambigu. Il ne signifie pas que l’on va verser des larmes quotidiennes jusqu’à sa mort, mais qu’on va porter longtemps, toujours peut-être, une blessure invisible.
Le mot « consolation » lui aussi est ambigu : il ne signifie pas réparation, ni solution. La consolation, c’est tout ce qui nous fait un peu de bien, sans prétendre effacer l’adversité qui nous frappe.
La consolation porte la même ambiguïté que le pardon : accepter de pardonner, ce n’est pas oublier la blessure qu’on nous a infligé, ce n’est pas absoudre la personne qui nous a fait du mal. C’est renoncer à la détester, à lui en vouloir, c’est décider se libérer du ressentiment. Ce qui n’efface ni le besoin de justice, ni le souvenir du mal.
La consolation, c’est pareil : se consoler d’un deuil, ce n’est pas oublier la personne disparue, ce n’est pas ne plus souffrir de son absence. C’est recommencer de vivre avec la souffrance enfouie en nous, c’est accepter de refaire une place au bonheur, ou plutôt permettre au bonheur de se refaire une place, toute petite au début, dans notre vie.
C’est Christian Bobin qui écrit, dans La Plus que vive : « La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors – une chose de rien, circulante, aérienne, volante. On lui accorde beaucoup moins de crédit qu’à la tristesse qui, elle, fait valoir ses antécédents, son poids, sa profondeur. »
Voilà, être consolé, c’est cela : s’apercevoir un beau jour que l’on arrive à nouveau à accorder autant de crédit à la joie qu’à la tristesse, à la vie qu’à la mort. C’est garder, peut-être, sans doute, une part en nous d’inconsolable. Mais c’est faire que cette part n’étouffe pas tout le reste. C’est faire que notre fidélité à la personne disparue ne se traduise pas par la grimace du chagrin, pour l’avoir perdue, mais par le sourire du bonheur, pour l’avoir connue…
Illustration : clairement inconsolable… (Eugène Berman, Sunset, 1945).
PS : cet article reprend ma chronique (à écouter ici) du 11 avril 2023 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.