Le troupeau de nos projets

 

 

Il y a quelque temps, je retrouve un ami récemment endeuillé, qui me semble attristé, un peu vide, ralenti. Après quelques échanges de nouvelles, maladroitement, je lui demande : « alors, quels sont tes projets ? » Et il me répond sobrement : « m’efforcer de rester en vie ». Oui, projet prioritaire pour lui, à ce moment de son existence…

Qu’est-ce qu’un projet ? C’est ce qu’on a l’intention de faire dans un avenir plus ou moins proche.

Avoir des projets n’est pas propre aux humain, les animaux en ont aussi : manger, dormir, jouer… À court terme, donc. Les humains, eux, voient en général plus loin, et ont des projets plus ambitieux ; plus compliqués aussi. Ce qu’on appelle des « projets de vie ». Et nous en avons tous, chacun à notre manière, plus ou moins consciente, plus ou moins organisée.

C’est pour cela que les mots désignant l’avenir sont nombreux : buts, intentions, résolutions, objectifs, programmes, velléités, aspirations… Et puis, il y a les rêves !

Aller au bout de ses rêves, c’est vrai que c’est mieux que « se bouger les fesses et faire des projets de vie ! » Mais rêver ne suffit pas ! Car un projet, c’est un rêve planifié et organisé. Pour autant, l’univers du Projet n’est pas réservé aux coachs et aux entreprises. Il a d’abord beaucoup inspiré les grands noms de la littérature française.

Vauvenargues : « La science des projets consiste à prévenir les difficultés de leur exécution. » Remarque austère mais validée par différentes recherches en psychologie : prévoir à l’avance les obstacles éventuels aide à faire aboutir un projet.

Chateaubriand : « Il faut être capable d’inspiration ET d’action : l’une enfante le projet et l’autre l’accomplit. » Eh oui, un projet, c’est un rêve mis en acte dans le monde réel, et le réel, c’est ce à quoi on se cogne, comme chacun sait.

Et comme Molière nous le rappelle : « On n’exécute pas tout ce qui se propose ; Et le chemin est long du projet à la chose. »

Car l’échec et l’erreur sont petit frère et petite sœur de tout projet.

Écoutez à ce propos Voltaire : « Nous tromper dans nos entreprises, C’est à quoi nous sommes sujets ; Le matin je fais des projets, Et le long du jour des sottises… »

Finalement, ce sont les bons côtés des projets : si ça marche, nous sommes contents d’y être arrivés ; et sinon, nous avons appris des tas de choses, et un peu d’humilité.

 Mais les projets ont aussi leurs inconvénients et leurs dangers ; par exemple s’ils nous poussent peu à peu à penser notre vie comme succession de projets et d’actions planifiées.

Alors, nous poussons devant nous le troupeau de nos projets, et la poussière qui se lève nous cache la beauté et la douceur du monde (ça, c’est de moi…).

Alors, comme le note Christian Bobin : « Nous sommes mangés par les vers de notre vivant. L’angoisse et les projets rongent notre cœur. »

Les projets sont sans doute nécessaires pour qu’une vie soit réussie, mais ils ne sont pas suffisants pour qu’elle soit belle.

Pour que notre vie soit belle, nous avons à abandonner parfois nos projets, à nous arrêter, respirer, contempler le ciel et les nuages, écouter la rumeur du monde.

Sans autre projet que nous sentir en vie, et nous en réjouir.

 

Illustration : le troupeau de nos projets avance devant nous (serviteurs médiévaux, détail d’un tableau de Bellini).

PS : cet article reprend ma chronique (à écouter ici) du 27 juin 2023 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.