Les illusions qui nous consolent

« À l’égard de toutes choses il est possible de se procurer la sécurité ; mais à cause de la mort, nous, les humains, habitons une cité sans murailles… » Ces mots sont du philosophe Épicure, qui, contrairement à l’idée reçue, n’enseignait pas tant l’art de se faire plaisir, que celui de bien vivre face à la douleur et à la mort.

« Vivre c’est perdre » écrivait un autre philosophe dont j’ai oublié le nom. Et vivre longtemps, c’est être sûr de vivre de nombreux deuils, de voir partir beaucoup de proches, de connaissances, de célébrités. J’ai ainsi compris que j’avais pris de l’âge le jour où je me suis aperçu que, quand j’apprenais la mort d’une personnalité, je calculais aussitôt son âge pour voir quel était l’écart avec moi…

Beaucoup de deuils donc, proches ou lointains. Et donc chagrins, tristesses. Alors, pour que ce ne soit pas trop lourd à porter, nous avons deux options. La première est de ne pas y penser, de s’efforcer d’oublier. Mais en procédant ainsi, nous nous amputons d’une part de nous-même, nous effaçons, avec la tristesse, le souvenir des bonheurs partagés avec les disparus.

La seconde option est de continuer à rester en lien : la personne est morte, mais nous gardons le lien vivant.

C’est le poète Christian Bobin qui m’avait un jour éclairé, en écrivant ceci : « Je me demande où tu es. Le cimetière, la terre, le cercueil cela ne me suffit pas comme réponse. » Moi non plus, ça ne m’a jamais suffi…

Alors, il nous reste les histoires qu’on se raconte, les illusions réconfortantes.

Quand mon meilleur ami est mort, j’ai passé longtemps à me dire qu’il était toujours là, à côté de moi ; des années à lui dédier tous mes instants de vie ; à lui parler en cachette, à voix basse : « ça c’est pour toi que je le vis ; ça c’est avec toi que je le partage… » Un vrai fou ! Heureusement que personne ne s’en apercevait.

Mais les plus belles des illusions qui réconfortent, ce sont peut-être les paréidolies, ces phénomènes qui poussent notre cerveau à trouver un sens à ce qu’il a sous les yeux. C’est à cause de lui que nous voyons des formes dans les nuages, par exemple, ou dans les motifs d’un tissu ou d’un parquet.

Avant sa mort, il y a exactement 10 ans, David Servan-Schreiber, le psychiatre visionnaire qui popularisa en France les oméga-3 et l’alimentation anticancer, demandait à ses enfants de penser à lui lorsque le vent d’été caresserait leur visage, leur disant : « c’est moi qui serai avec vous, à cet instant, en train de vous embrasser doucement… »

Sentir les disparus à nos côtés, bienveillants, se dire qu’ils continuent de nous aider et de nous aimer : c’est tellement réconfortant ! On sait qu’on se raconte sans doute des histoires. Pas grave, si ça nous fait du bien, et si ça reste notre secret.

Voici Bobin, encore, à ce propos : « Hier j’ai vu ta tombe, pas celle où on t’a mise (je l’ai vue aussi) mais celle dont tu sors sans arrêt en souriant : hier tu étais momentanément installée dans un bouquet de myosotis. Un peu plus tard, je t’ai devinée dans les fantaisies de la pluie sur l’autoroute, et quand j’ai poussé la porte de l’appartement tu étais déjà là, dans le silence d’une fin de jour. »

Oui, j’aime ça, les illusions qui nous consolent. Et puis, qui peut nous prouver, finalement, que ce ne sont que des illusions ?

Illustration : Cimetière à Vienne, Robert Bober.

PS : cet article reprend ma chronique du 30 mars 2021 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.