Non, je ne suis jamais seul(e) avec mon inquiétude…
Ce qu’il y a de bien avec l’anxiété, contrairement à beaucoup de souffrances psychologiques, c’est qu’on peut en sourire. J’ai soigné beaucoup de patients anxieux dans ma vie de psychiatre, et je me souviens de tout un tas d’histoires à leur propos, dont ils riaient eux-mêmes en me les racontant ; après coup bien sûr, parce que les montées d’angoisse, sur le moment, ça ne fait pas trop rigoler.
Il y avait, par exemple, la stratégie du « repas de secours », à mettre en œuvre si on a beaucoup d’invités, ou des invités importants : il s’agit de toujours tenir prêt un second dîner, de secours, au cas où : 1) le premier repas brûlerait, ou serait raté, 2) un des convives n’aimerait pas le menu ou serait allergique à un de ses composants, 3) on renverserait le plat par terre en l’amenant à table, 4) le four tomberait en panne au dernier moment, etc., etc.
La vie des personnes anxieuses, et la vie à leurs côtés, est ainsi : parfois drôle, mais toujours fatigante. Je dis « la vie » parce que l’anxiété, si on ne s’en occupe pas, a tendance à nous accompagner toute notre vie, c’est une condition chronique. Du coup, s’en affranchir prend souvent du temps.
Pour faire simple, on pourrait dire qu’il y a 3 phases dans notre rapport à l’anxiété : la résistance, la coexistence, la transcendance.
La résistance, tout d’abord : les bénéfices et avantages de l’anxiété, dont nous parlons aujourd’hui, n’existent que si cette dernière n’est pas dévorante, ravageuse, maladive ! Dans ce cas, il est important de commencer par la soigner, et par lui résister, important de ne pas obéir à ses injonctions constantes à « faire attention à tout » !
Puis, après quelques mois ou quelques années, vient la deuxième étape, la phase de coexistence : on comprend qu’on ne pourra pas totalement supprimer l’anxiété, qu’il va falloir vivre avec elle, s’accommoder de sa présence, en prenant juste soin de ne pas lui laisser conduire notre vie. Si on compare notre vie, justement, à un trajet en voiture, ça veut dire qu’on lui reprend le volant, au lieu de laisser l’anxiété conduire.
Mais on sait qu’elle va rester là, assise à nos côtés, comme un passager stressé qui ne cesse de soupirer, de sursauter, de nous inciter à la prudence, et de se demander quels ennuis nous attendent à l’arrivée. À la longue, on finit par ne plus trop l’écouter, et s’y habituer…
Non, on n’est jamais seul avec son inquiétude ; pas de risque : elle prend tellement de place à notre esprit !
Et peu à peu, après lui avoir résisté, à force d’affronter librement la vie malgré ses mises en garde, on en arrive donc à une co-existence pacifique avec elle. Et on finit même, comme on le ferait pour un vieux copain pénible mais intelligent, à lui trouver des qualités : car l’anxiété nous rend lucides, réceptifs, et curieux…
Bon, il s’agit juste de faire que cette lucidité ne porte pas que sur les adversités de toute vie humaine, mais aussi sur ses facilités ! Que cette réceptivité ne soit pas seulement tournée vers la souffrance mais vers le bonheur ! Que cette curiosité ne porte pas uniquement sur le dépistage des dangers, mais aussi sur celui des ressources, des aides, des soutiens !
Bref, après la résistance et la coexistence, il s’agit d’accéder à la phase de transcendance de notre anxiété, et de lui fixer des objectifs plus élevés que la simple surveillance des petits dangers.
C’est là que la méditation peut nous aider : quand nous nous sentons inquiets, ne pas céder à l’anxiété, lui permettre d’être là, à notre esprit, mais élargir alors notre attention à tout le reste. Comment ? C’est simple : s’asseoir, tourner son regard vers le ciel, l’océan, les montagnes, les arbres, l’horizon, le monde entier. Et juste rester là, respirer, attendre…
Jusqu’au moment où l’on arrive à sentir que l’étreinte de l’anxiété sur notre corps se défait doucement, que peu à peu s’éteint et se calme son bavardage incessant, jusqu’au moment où tout le reste devient plus important, plus intéressant, que l’inquiétude…
Les difficultés et les soucis sont toujours là, mais ils sont dilués dans l’immensité du monde, auquel nous nous sommes ouverts. On comprend alors ces mots de Christian Bobin : « J’épluchais une pomme rouge du jardin quand j’ai soudain compris que la vie ne m’offrirait jamais qu’une suite de problèmes merveilleusement insolubles. Avec cette pensée, est entré dans mon cœur l’océan d’une paix profonde. »
Oui, tu as raison Christian, peut-être devrions-nous consacrer plus de temps dans nos vies à manger des pommes en pleine conscience…
PS : cet article reprend ma chronique du 29 mars 2022 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.
Illustration : nos inquiétudes ressemblent parfois à ce petit poisson, terrifiantes en apparence mais au fond, nous survivrons…