On se bouge !

Le XIXe siècle vit naître la psychiatrie moderne, et avec elle toutes ces appellations pittoresques de phobies, comme la sidérodromophobie (peur des voyages en chemin de fer). Parmi celles-ci figurait la dromomanie (du grec dromos : course), une tendance irrépressible à la déambulation compulsive ; des cas de patients dromomanes furent publiés en abondance, décrivant leurs errances à travers le pays.

On considère aujourd’hui que l’intérêt d’alors pour ces patients s’expliquait par la naissance de nos sociétés modernes, avec leur sédentarisation croissante, et leur besoin de contrôler les individus et leurs déplacements. Dans le même registre, des psychiatres américains avaient décrit la drapétomanie (du grec drapetes : fugitif), cette étrange obsession des esclaves noirs à s’enfuir des plantations où ils étaient esclaves ! Bizarrement, leur drapétomanie guérissait spontanément dès qu’ils arrivaient dans les états non-esclavagistes du Nord…

Notre regard sur le nomadisme et l’itinérance est bien évidemment lié aux sociétés dans lesquelles nous évoluons, à leurs valeurs, à leurs contraintes implicites. Aujourd’hui, nous vivons un âge de sédentarité et de contrôle des déplacements : on peut bouger, mais pour de bonnes raisons, travail ou loisirs. L’itinérance comme mode existentiel n’est plus dans nos moeurs. Pire, les termes qui l’évoquent sont devenus péjoratifs : on réprouve le nomadisme médical, l’errance professionnelle et le vagabondage sentimental…

Pourtant, l’itinérance, ce sont nos racines : nos ancêtres ont démarré en tant qu’espèce comme chasseurs-cueilleurs, et infatigables marcheurs, peuplant la planète entière, à pied depuis l’Afrique !

Le nomadisme n’a pas que des bénéfices : lorsqu’il est le fait de grands groupes, il peut s’avérer une prédation sur les environnements naturels traversés ; par ailleurs, il ne permet pas forcément un développement approfondi d’outils techniques ou de cultures, aussi complexes que ce que permet la sédentarité. Mais il comporte de grandes vertus : solidarité entre les membres d’un même groupe, possessions matérielles réduites à l’essentiel…

Dans tous les cas, il est possible que nos racines vagabondes, et notre exil croissant dans des modes de vie sédentaires voire quasi immobiles certains jours, du fait des écrans et des progrès technologiques, expliquent la multiplication des études scientifiques confirmant les bienfaits multiples de la marche, surtout lorsqu’elle s’accomplit dans des environnements naturels : elle améliore l’immunité, diminue l’inflammation, accroit la neurogenèse et représente ainsi un facteur protecteur très favorable face à la survenue de nombreuses pathologies (cancer, diabète, dépression, anxiété, déclin cognitif…). Son effet psychologique est également attesté : diminution des ruminations, élévation des émotions positives, élargissement et stabilisation de l’attention…

D’où, entre autres, le retour en grâce des itinérances de loisirs : chemins de randonnée, pélerinages et autres marches permettant aux citadins biberonnés aux écrans et au télétravail le cul sur une chaise, de retrouver comme un lointain goût de liberté. Dans la sécurité du retour chez soi, tout de même, comme le note le poète Christian Bobin, pourtant grand sédentaire : « C’est une infirmité de ne pouvoir envisager un voyage autrement que comme un détour pour aller de chez nous à chez nous. »

Tous infirmes aujourd’hui ?

Illustration : une manière très personnelle de se déplacer… (Chartres, à voir dans la belle exposition de l’oeuvre de Gérard Garouste, en ce moment à Beaubourg).

PS : cet article a été initialement publié en 2022 dans la revue KAIZEN n°63.