Petite fille en colère

La scène se passe dans mon quartier, en banlieue parisienne. Une maman est en train de réprimander son petit garçon, qui doit avoir dans les 6-7 ans. Je ne sais pas ce qu’il a fait, ou dit, mais sa mère l’a pris par le poignet et hausse le ton en brandissant son index, et j’entends des bribes de ses remontrances : « tu vas arrêter tes histoires maintenant, il y en plus que marre ! ».

Une fillette plus jeune, sans doute sa petite sœur, âgé de 4-5 ans, est debout à côté d’eux, un peu en retrait, et me regarde passer. Je suis frappé par son air renfrogné. Au moment où j’arrive à sa hauteur, elle brandit le poing, et me jette un petit caillou qu’elle tenait dans sa main.

Je marque un petit temps d’arrêt, que la maman, toute occupée à gronder son fils, ne remarque pas. Avec la petite fille, nos yeux se croisent quelques secondes : elle soutient mon regard, avec dans les yeux un mélange d’inquiétude (« comment va-t-il réagir, cet inconnu ? ») et de provocation (« tu ne me fais pas peur, mon coco ! »).

J’ai un peu envie de m’arrêter et de lui demander pourquoi elle a fait ça, mais je continue mon chemin : ça ne me semble pas nécessaire de compliquer encore un peu plus la vie de la maman, et de risquer de faire aussi tomber la foudre sur la petite fille.

Quelques pas plus loin, tout de même, je me retourne : elle me suit toujours des yeux. J’ai l’impression, mais je dois inventer, qu’elle a maintenant l’air triste, et non plus en colère.

Évidemment, cet instant étrange et banal continue de tourner à mon esprit. Je revois de longues minutes le regard très noir, très appuyé de la fillette. Que se passait-il dans sa tête à ce moment ? Voulait-elle juste se défouler sur moi, de son inquiétude de voir son frère enguirlandé ? Ais-je reçu un caillou qui était plutôt destiné à sa mère ? Ou bien, espérait-elle faire diversion pour sauver son frère, en espérant que je me plaindrai à la maman de son geste ? Et d’ailleurs, que se serait-il passé si je m’étais arrêté pour lui parler ?

Les questions continuent : se souviendra-t-elle de cet événement ? De ce caillou jeté, resté sans réponse ? Va-t-elle en conclure que les humains sont indifférents à autrui ? Que va-t-elle devenir ? Est-ce que la jeune femme qu’elle sera bientôt aura le même regard noir, la même capacité à interpeler les passants, non plus avec des cailloux, mais des regards ou des paroles ?

Là, je me dis que ça commence à bien faire mes élucubrations ! Comme tous les introvertis, à chaque fois que le quotidien me tire par la manche, je commence par passer mon chemin, par réflexe (ne pas déranger, ne pas me mettre dans des situations ensuite incontrôlables) ; puis je me raconte des histoires.

C’est plus fort que moi : j’aime imaginer des romans entiers, à partir de tout petits copeaux de vie.

PS : cet article a été publié dans le magazine Psychologies du mois de mai 2021.

Illustration : la célèbre Tête de Méduse, d’après Le Caravage, vers 1597-1598.