Que vaut une vie ?
C’est un souvenir raconté par Primo Lévi, emprisonné à Auschwitz. Il revient au camp après une épuisante journée de travail, en compagnie d’Alex, un kapo, c’est-à-dire un prisonnier de droit commun surveillant les autres détenus :
« Pour rentrer au camp, il faut traverser un terrain vague encombré de poutres et de treillis métalliques empilés les uns sur les autres. Le câble d’acier d’un treuil nous barre le passage ; Alex l’empoigne pour l’enjamber, mais, Donnerwetter, le voilà qui jure en regardant sa main pleine de cambouis. Entre-temps je suis arrivé à sa hauteur : sans haine et sans sarcasme, Alex s’essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu’un venait lui dire que c’est sur un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs. »
Autre souvenir, de mes années d’internat à l’hôpital cette fois, un souvenir de violence et d’inhumanité ordinaire. Une infirmière prépare un patient pour une endoscopie : elle le rase et le badigeonne d’antiseptique dans sa chambre, mais en laissant la porte grande ouverte alors que le patient est inutilement nu. Il n’ose rien dire, et je dois intervenir en fermant moi-même la porte.
Dernier souvenir, littéraire à nouveau. C’est l’écrivain allemand Ernst Jünger, alors qu’il est officier de la Wehrmacht en poste à Paris, qui raconte dans son Journal comment il adresse un salut militaire aux juifs portant l’étoile jaune quand il les croise dans la rue. Un médecin français, ainsi salué en juin 1942, en a récemment témoigné. Que cherchait à faire Jünger, sinon à lutter contre la dévalorisation infligée aux citoyens juifs, consistant à ne même plus être considéré comme digne d’un regard et d’un salut ?
Qu’est-ce que la dignité ? C’est le respect inconditionnel dû à un humain par un autre humain. Respecter n’oblige ni à l’admiration ni à l’affection. Le respect concerne aussi bien le corps humain que la personne humaine. La dignité c’est reconnaître que ni l’un ni l’autre ne peuvent être instrumentalisés, classés ou évalués en termes de valeur ou de rendement.
La notion de dignité est une invention humaine ; et si nous les humains nous l’avons inventée, c’est parce que nous en avons grand besoin, car nous sommes capables d’inhumanité, en tous temps et en tous lieux…
L’inhumanité, c’est sans doute la racine de tout mal, ou de presque tout le mal. Elle peut survenir sous l’emprise de la haine, de la jalousie, du ressentiment. Mais si seuls les méchants ou les colériques faisaient le Mal, le Bien aurait tôt fait de l’emporter. Le mal n’est pas qu’intentionnel et individuel, il prend aussi racine dans nos passivités collectives, nos lâchetés, nos égoïsmes, nos peurs…
Cette capacité au mal et à l’inhumanité est au cœur de chaque humain, et de chaque société humaine, et c’est pourquoi les philosophes nous rappellent depuis toujours qu’elle doit être sans cesse traquée et combattue en nous et autour de nous.
C’est ce qu’explique Spinoza dans son traité de l’Éthique (IV, scolie de la proposition 50) : « Quant à celui qui n’est poussé ni par la raison ni par la compassion à être secourable aux autres, on l’appelle justement inhumain, car il ne paraît pas ressembler à un homme. »
La raison et la compassion… La réflexion et l’émotion… Personnellement, mais c’est sans doute parce que je suis psychiatre, je crois davantage à la compassion qu’à la raison.
Cette dernière peut être facilement détournée ou distordue par des arguments et endoctrinements variés : le principe même des idéologies c’est justement d’avancer sous le masque de la raison.
La compassion elle aussi peut être altérée, bien sûr, et mise à distance par la raison justement (« pas de sentimentalisme ») ou par l’épuisement (« on est usé par le spectacle du malheur »). Mais cette mise à l’écart de la compassion n’est pas si facile : notre vieux cerveau est câblé pour l’empathie, et dans le secret de nos âmes, nous sommes toujours capables, si nous prenons le temps de l’examen de conscience, de distinguer le bien du mal.
Encore faut-il que nous procédions à ces examens de conscience, loin du tumulte des pressions et des distractions venues du dehors. Encore faut-il que nous fassions ces efforts pour nous permettre de ne pas devenir des humains et des citoyens absents à eux-mêmes, ou, selon la formule de Romain Gary, des « quelqu’un avec personne dedans » …
Parce que, quand il y a « quelqu’un dedans », le risque d’inhumanité me semble alors moins grand…
Illustration : portrait de Wally, par Egon Schiele (1912, Musée Léopold, Vienne).
PS : cet article reprend ma chronique du 8 novembre 2022 dans l’émission de France Inter, Grand Bien Vous Fasse.